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mardi 3 juin 2025

Acte d'être

 

un humain n’est pas simplement
parce qu’il existe existe
vaguement
pour un temps
l’existence
ne donne pas l’être
la naissance
n’octroie pas la présence
la respiration
ne confère pas le souffle
pas plus que la vue ne dispense
la vision
l’humain
ne naît pas humain
mais le devient
l’être
produit transformé de l’existence
l’être n’est pas un état
mais un acte
un geste
de la conscience
un humain
est ce qu’il a fait
comme ce qu’il n’a pas fait
ce qu’il a osé
comme la somme des peurs auxquelles il a cédé
ce qu’il a écouté
de sa profondeur
comme ce qu’il en a renié
la somme de ses ferveurs
comme de ses tiédeurs
un humain est
ce qu’il a continué
ce qu’il a préservé
ce qu’il a achevé
comme tout ce qu’il a abdiqué
négligé
laissé
un humain est
ce qu’il a regardé
comme ce qu’il a évité
ce qu’il a reconnu
comme ce qu’il a nié
et alors
au mitan
de son avancée
il commence à récolter
ce qu’il a semé
de plus en plus rassasié
ou de plus en plus affamé
s’il n’a rien cultivé qui vaille
car avec le temps
avec le temps va tout s’en va
de ce qui de toutes façons ne pouvait demeurer
avec le temps viens tout advient de ce qui a authentiquement été
de son pas si léger la jeunesse s’en va
et avec elle
tout ce qui faisait écran
jusqu’à ce que ne reste que toi
et le Plus Grand

Gilles Farcet - Dernière pluie

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dimanche 13 avril 2025

« Promis, je te serrerai dans mes bras »

 Elles n’ont pas encore 18 ans. Je leur en donnerais plus pourtant. C’est difficile d’évaluer l’âge de cette jeunesse. Elle emprunte ses tenues, ses manières, ses préoccupations à plus âgées, comme on pioche dans l’armoire d’une grande sœur.

Elles s’avancent côte à côte toutes les deux, dans l’allée centrale de la salle de conférences de leur lycée, même démarche, même sac sur le dos. L’une grande, blond platine avec des racines sombres, Dr. Martens aux pieds. L’autre petite, menue, brune, les cheveux courts, tout de noir vêtue. Leurs pas disent une hésitation, une envie de renoncer. Faire demi-tour. Et continuer comme si de rien n’était. Mais leur regard laisse voir autre chose. Une détermination. Une occasion qu’elles ne veulent pas laisser passer. Comme on saisit une bouée pour ne pas couler.

À leur façon de se tenir proches et à la liberté avec laquelle elles parlent l’une devant l’autre, on pourrait penser qu’elles sont amies. Mais elles ne se connaissent pas. Elles ignorent jusqu’à leur prénom. À peine se sont-elles croisées une fois dans les couloirs. C’est le même élan qui les a poussées à venir me voir, en même temps. Un instinct de survie.

Que se passe-t-il dans cette génération ?

Arrivées à ma hauteur, la plus grande se lance, sans préambule. Ses mots et la gravité dans sa voix sont bien loin de l’enfance. Elle parle sans s’arrêter. Vanne ouverte qu’elle ne veut pas refermer avant d’avoir tout éclusé. Ou peut-être ne peut-elle pas maintenant qu’elle a commencé. Elle dit son mal-être. Le vide en elle, que rien ne peut remplir. « J’ai perdu le goût de la vie, je ne sais pas comment. Je n’étais pas comme ça quand j’étais petite. Je rigolais tout le temps. Ça a changé, je ne sais pas pourquoi. Personne ne comprend. Personne ne me comprend. »

Elle marque à peine les points, enchaîne les phrases. « Mes parents me disent que ça va passer, qu’il faut que je pense à autre chose, que je me secoue. Mes copains me disent que j’ai qu’à sortir, faire la fête. J’essaie mais je ne peux pas. Je n’y arrive pas. Je ne sais pas quoi faire. » Sa voix tremble mais ses yeux sont secs. Il n’y a pas de larme au-delà du désespoir. C’est trop tendre, une larme.

La seconde fille parle à son tour. « Moi c’est pareil, enfin non pas tout à fait. Je ne vois pas où je vais. J’ai l’impression que tout est bouché. Je n’arrive pas à respirer. Je n’arrive pas à vivre. Chaque matin, je me fais violence pour aller en cours, pour m’accrocher à la vie. Mais chaque soir quand je rentre… » Dans un murmure elle confie ses idées noires. J’entends les mots avant qu’elle ne les prononce.

Que se passe-t-il dans cette génération ? Quel voile sombre recouvre leur fougue, leurs rêves ? Quelle horde de détraqueurs s’est abattue sur tous ces jeunes pour aspirer leur vitalité, leur joie, vider leur âme ?

Elle termine dans un sanglot. « Le pire c’est que je n’ai personne. Je n’ai presque aucun ami. Et ma famille… Moi, tout ce que je veux, c’est qu’on me prenne dans les bras et qu’on me serre fort. » Alors je fais un pas et je la serre contre moi. Désarmée par ce qu’elle vient de confier.

Une grande leçon d'humanité

La fille blonde reste debout à côté de la brune, sans bouger. Elle tripote le piercing planté dans sa lèvre inférieure. Je me demande si ça fait mal. Puis elle rompt le silence et dit avec rugosité : « Moi, je déteste qu’on me serre dans les bras. Vraiment je déteste. C’est comme ça, je ne suis pas tactile. »

Elle marque une pause, respire et reprend : « Mais j’ai entendu ce que tu as dit. Pour toi c’est important, j’ai compris. On est dans le même lycée, je suis en terminale 2. Alors si un jour ça ne va pas, si tu plonges, tu viens me voir. Regarde-moi bien, n’oublie pas mon visage. Tu viens me voir et promis, je te serrerai dans mes bras. De toutes mes forces. »

Je recule et m’éloigne. Un peu sonnée. Je contemple ces deux jeunes filles qui m’ont donné sans le savoir, au milieu de leur désespoir, une grande leçon d’humanité. Un cœur qui écoute et s’ajuste à la souffrance de l’autre. Pour le consoler. Rien n’est plus beau.

Anne-Dauphine Julliand 

Source : La Vie

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samedi 27 janvier 2024

L'œuvre de la maturité


 "Dans l'avancée de la maturité et l'approche de la vieillesse, il est un ... phénomène qui frappe :  le rajeunissement progressif du cœur et de l'âme.

Depuis toujours, je pressentais que la nature ne pouvait pas vouloir la déchéance de l'homme.   Aujourd'hui, je le sais.

Si la deuxième moitié de l'existence ne recelait pas un projet, nous serions éliminés - comme le sont certains animaux - après le cycle de la fécondité.

Ce projet qui nous est confié est invisible à l'œil.

J'aurais la tâche légère si je me plaignais de maux de dents : même si j'étais la seule à pouvoir vérifier mes dires, personne ne douterait de ce que j'avance.   Mais si j'affirme que mon âme et mon cœur rajeunissent de jour en jour, je ne serais pas étonnée que certains n'y voient qu'une licence poétique. Ou un sujet d'agacement. Et pourtant!

Dans la jeunesse, l'âme n'est pas jeune.   Elle est percluse du rhumatisme des modes, plie sous les idéologies, les normes en vigueur.  L'Alzheimer juvénile la ronge :  l'oubli de tout ce que l'enfant savait encore sur le sens profond des choses.  La jeunesse transbahute tous les préjugés qu'on lui a inculqués, les jugements féroces, les catégories assassines. Elle est souvent dure comme le monde qui l'accueille. Sa lumière est sous le boisseau.

Ce long travail de la libération de l'intelligence, ce déminage du terrain après tant d'années d'occupation étrangère sont l'œuvre de la maturité.  Quand l'obligation de faire un avec sa génération n'est plus une question de survie, on peut enfin écarter les œillères, laisser venir la clarté. Comme dans les grandes forêts où l'automne, en dépouillant les branches, donne le ciel à voir.

"Il faut toute une vie, écrit Jean Sulivan, pour élargir son cœur, ses opinions, pour conquérir sa liberté spirituelle."

Toute une vie.

Voilà une chance à ne pas manquer."

Christiane Singer - N'oublie pas les chevaux écumants du passé

Image:  Portrait d'un vieillard, de Rembrandt

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mardi 14 mars 2023

Humainement homme


un humain n’est pas
simplement parce qu’il existe
existe vaguement
pour un temps
l’existence
ne donne pas
l’être
la naissance
n’octroie pas
la présence
la respiration
ne confère pas
le souffle
pas plus que la vue
ne dispense
la vision
l’humain
ne naît pas
humain
mais le devient
l’être
produit transformé
de l’existence
l’être
n’est pas
un état
mais un acte
un geste
de la conscience
un humain
est ce qu’il a fait
comme ce qu’il n’a pas fait
ce qu’il a osé
comme la somme des peurs
auxquelles il a cédé
ce qu’il a écouté
de sa profondeur
comme ce qu’il en a renié
la somme de ses ferveurs
comme de ses tiédeurs
un humain est
ce qu’il a continué
ce qu’il a préservé
ce qu’il a achevé
comme tout ce qu’il a
abdiqué
négligé
laissé
un humain est
ce qu’il a regardé
comme ce qu’il a évité
ce qu’il a reconnu
comme ce qu’il a nié
et alors
au mitan
de son avancée
il commence
à récolter
ce qu’il a semé
de plus en plus rassasié
ou de plus en plus affamé
s’il n’a rien cultivé
qui vaille
car avec le temps
avec le temps va tout s’en va
de ce qui de toutes façons
ne pouvait demeurer
avec le temps viens tout advient
de ce qui a authentiquement été
de son pas si léger
la jeunesse s’en va
et avec elle
tout
ce qui faisait écran
jusqu’à ce que ne reste
que toi
et le Plus Grand
(texte écrit pour les 50 ans d'un ami)

Gilles Farcet
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lundi 26 décembre 2022

Suivre l'appel

 


“Amen Amen , je vous dis, quand tu étais plus jeune, tu t’habillais et tu allais et venais ou tu voulais, mais quand tu auras vieilli, tu tendras les mains, et un autre t’habillera, et te conduit où tu ne veux pas.” … Et après avoir prononcé cela, il lui dit : accompagne moi!” 

Evangile selon Saint Jean, ”Evangiles”, nouvelle traduction de Frédéric Boyer, Gallimard

Ce moment de l’Evangile n’est pas un passage “ de Noel” et il me touche toujours autant. 

Comme toujours avec ces textes il peut être compris de tant de manières, à tant de niveaux différents, depuis le niveau littéral (allusion au futur martyre de Pierre) jusqu’à une toute autre perspective, celle de l’intériorité, l’une n’excluant d’ailleurs pas l’autre. Pierre, le disciple sur lequel le Christ s’appuie et qui pourtant connaîtra bien des résistances, doutes, « reniements » 

Accompagner le Christ, autrement dit suivre la voie a un degré d’engagement radical c’est bien abdiquer une illusion de liberté propre à «  la jeunesse » pour avec la maturité consentir de plus en plus à ne rien contrôler et à aller là ou l’égo ne veut surtout pas, à aucun prix, aller . 

Une invitation bien peu mièvre et qui n’a guère de chances d’être très populaire, quelle que soit l’époque…

Gilles Farcet

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mercredi 25 novembre 2020

Aux jeunes et ceux qui viennent après nous.

 (Ce texte reprend une chronique parue dans le magazine Kaïzen)


« Il ne suffit pas d’avoir de belles idées , d’être sincère et dynamique pour contribuer à un monde meilleur. Il faut, et c’est une vérité largement méconnue, avoir les moyens intérieurs de ses bonnes intentions »
La « spiritualité « c’est le lien. Plus précisément, une maturité intérieure qui permet de se vivre et concevoir de moins en moins comme une entité séparée, possédante et contrôleuse de son petit monde mais comme une forme, à la fois unique et totalement interdépendante de l’ensemble dont elle fait partie. Cet ensemble comprend non seulement le présent dans toutes ses composantes, humaines, sociales, naturelles, environnementales mais aussi le passé et l’avenir.
Une culture saine honore la mémoire des ancêtres. Sans nostalgie mais avec gratitude pour ce qu’ils ont permis. Il est également sain de se pencher sur les erreurs passées , pas tant pour cultiver de tardives repentances que dans l’intention d’éviter que ces erreurs se reproduisent. Et une culture saine se vit comme responsable de l’avenir, cet avenir qui, par définition, n’existe pas encore mais que pourtant nos actes d’aujourd’hui préparent, du moins pour une grande part. 

S’il est bien une attitude que l’on pourrait qualifier d’anti spirituelle, c’est celle qui a pour devise « après moi le déluge » , prétendant ne se déployer que dans un présent sans racines et sans perspective. Le présent conscient inclut le passé dont il est la conséquence et se soucie de l’avenir qu’il prépare. L’ego dans tout son aveuglement, c’est notamment cette incapacité de concevoir quoi et qui que ce soit en dehors de soi et après soi. Ou, pire encore, le concevant, le fait de ne pas s’en soucier. Cet égocentrisme se manifeste comme toujours à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective. Sommes nous bien conscients , au fur et à mesure que nous avançons en âge, que nos enfants et héritiers auront à vider notre maison, qu’ils devront s’occuper de nos affaires dans l’état où nous les leur laisserons ? Bien entendu ce qui vaut pour nos habitations et nos papiers vaut pour la maison -planète …

Le fait est que la vie ne se réduit pas à « ma » vie. La vie est un continuum de changement auquel je participe de manière certes éphémère mais significative puisque mes actes ont des conséquences dont certaines seront assumées par ceux qui viennent après moi.
En tant qu’auteur et enseignant ayant passé la soixantaine, transmetteur, tant bien que mal, de valeurs à mes yeux essentielles, je suis toujours très touché de voir venir à nous des jeunes. J’étais moi même jeune quand j’ai rencontré un certain nombre d’ainés essentiels qui devaient orienter la suite de mon existence. S’ils ne sont physiquement plus parmi nous , j’avance chaque jour conscient de tout ce que je leur dois, conscient de ma responsabilité de faire en quelque sorte fructifier leur héritage en lui étant fidèle. Ou serai je et que serai je, s’ils n’avaient pas en leur temps oeuvré et témoigné ? En regardant les jeunes avec lesquelles je suis en lien, je ne perds jamais de vue qu’ils vieilliront avec ce que nous leur aurons légué.
A cet égard, il y a, bien sûr, l’état dans lequel nous allons leur laisser la planète. Faut il être insensé pour dorénavant ne pas voir que là est l’urgence des urgences,… D’autres en parlent ici et ailleurs mieux que moi. Et puis, il y a ce que nous allons leur léguer en termes de qualité d’être. 


Si nous pouvons nourrir de légitimes craintes, et pourquoi pas aussi quelques espoirs en la capacité de rebond et de réveil de l’humain, nous ne savons exactement pas de quoi demain sera fait, jusqu’à quel point, dans quelle mesure, les temps seront difficiles. Et quelle que soit la teneur des défis qui viendront, ils seront relevés par des êtres humains qui y feront face non seulement avec leurs compétences, leurs idées et leurs valeurs, mais aussi et avant tout avec leur qualité d’être.
Car il ne suffit pas d’avoir de belles idées, d’être sincère et dynamique pour contribuer à un monde meilleur. Il faut, et c’est une vérité largement méconnue, avoir les moyens intérieurs de ses bonnes intentions. Lesquelles risquent sinon, d’être vite compromises par les luttes de pouvoir et autres mesquineries qui savent s’introduire partout. Ceux qui seront là après nous devront composer avec ce que nous aurons fait - ou pas fait …- et ils se souviendront aussi , plus ou moins consciemment, de ce que nous aurons été, de qui nous aurons été. La manière dont ils répondront aux enjeux qui se présenteront à eux en dépendra dans une large mesure.

Gilles Farcet

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lundi 20 novembre 2017

Que fais-tu grand-mère ?


Que fais-tu grand-mère ?

J'apprends la patience et l'ennui,

Le goût de l'instant, la joie de chaque jour,
J'apprends que la tristesse du cœur est nuage,
Et nuage aussi est le plaisir …
Que fais-tu grand-mère, assise-là, dehors, toute seule ?
Eh bien, vois-tu, j'apprends.
J'apprends le petit, le minuscule, l'infini,
J'apprends les os qui craquent, le regard qui se détourne.
J'apprends à être transparente.
A regarder au lieu d'être regardée.
J'apprends le goût de l'instant quand mes mains tremblent,
La précipitation du cœur qui bat trop vite.
J'apprends à marcher doucement,
A bouger dans les limites plus étroites qu'avant
Et à y trouver un espace plus vaste que le ciel.

Comment est-ce que tu apprends tout cela, grand-mère ?

J'apprends avec les arbres, et avec les oiseaux.
J'apprends avec les nuages.
J'apprends à rester en place et à vivre dans le silence.
J'apprends à regarder les yeux ouverts et à écouter le vent.
J'apprends la patience et aussi l'ennui :
J'apprends que la tristesse du cœur est un nuage,
Et nuage aussi est le plaisir :
J'apprends à passer sans laisser de traces, à perdre sans retenir
Et à recommencer sans me lasser.
J'apprends à me réjouir au début du printemps et à la fin de l'automne,
À voir un arc-en-ciel dans une goutte de pluie
Et une vie entière dans une gouttelette de soleil qui scintille sur une pierre.
J'apprends que les chemins se divisent et se perdent,
Que les regrets sont de petites pierres pointues qui blessent les mains qui les enserrent
Et qu'il est meilleur que nos mains restent ouvertes …
J'apprends mes erreurs, mes chagrins, mes oublis,
Et toutes les joies qui se faufilent, poissons d'argent dans la masse de notre vie.

Grand-mère, je ne comprends pas : pourquoi apprendre tout cela ?

Parce qu'il me faut apprendre à regarder les os de mon visage et les veines de mes mains,

A accepter la douleur de mon corps, le souffle des nuits et le goût précieux de chaque journée.
Par ce qu'avec l'élan de la vague et le long retrait des marées,
J'apprends à voir du bout des doigts et à écouter avec les yeux.
J'apprends qu'il n'est pas de temps perdu ni de temps gagné,
Mais que l'infini est là, dans chaque instant …
Cadeau trop souvent refusé dans le torrent des jours.
J'apprends qu'il faut aimer, que le bonheur des autres est notre propre bonheur,
Que leurs yeux se reflètent dans nos yeux et leurs cœurs dans nos cœurs.
J'apprends à marcher sur des sentiers étroits sans peur,
A regarder les montagnes qui se profitent au loin et que je n'atteindrai pas :
J'apprends les milliers de pas qui ont marché avant moi sur ces même sentiers.
J'apprends les vieilles traces et les jeunes nuages.
J'apprends qu'il faut se tenir prêt à partir quand le vent souffle.
Qu'on avance mieux en se donnant la main.
Que même un corps immobile danse quand le cœur est tranquille.
Que la route est sans fin, est pourtant toujours exactement là.

Et avec tout ça, pour finir, qu'apprends-tu grand-mère ?

J'apprends, dit la grand-mère à l'enfant, j'apprends tout simplement à être vieille.

Joshin Luce Bachoux
nonne bouddhiste:
L’image contient peut-être : une personne ou plus, personnes debout, plante, plein air et nature 


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samedi 3 septembre 2016

Lumière miraculeuse... avec Albert camus


"Ce jardin de l'autre côté de la fenêtre, je n'en vois que les murs. Et ces quelques feuillages où coule la lumière. Plus haut, c'est encore les feuillages. Plus haut, c'est le soleil.
Et de toute cette jubilation de l'air que l'on sent au dehors, de toute cette joie épandue sur le monde, je ne perçois que des ombres de feuillages qui jouent sur les rideaux blancs.
Cinq rayons de soleil aussi qui déversent patiemment dans la pièce un parfum blond d'herbes séchées. Une brise, et les ombres s'animent sur le rideau. Qu'un nuage couvre, puis découvre le soleil, et voici que de l'ombre surgit le jaune éclatant de ce vase de mimosas.
Il suffit : cette seule lueur naissante et me voici inondé d'une joie confuse et étourdissante.
Prisonnier de la caverne, me voici seul en face de l'ombre du monde. Après-midi de janvier. Mais le froid reste au fond de l'air. Partout une pellicule de soleil qui craquerait sous l'ongle, mais qui revêt toutes choses d'un éternel sourire.
Qui suis-je et que puis-je faire — sinon entrer dans le jeu des feuillages et de la lumière. Être ce rayon de soleil où ma cigarette se consume, cette douceur et cette passion discrète qui respire dans l'air.
Si j'essaie de m'atteindre, c'est tout au fond de cette lumière . Et si je tente de comprendre et de savourer cette délicate saveur qui livre le secret du monde, c'est moi-même que je trouve au fond de l'univers.
Moi-même, c'est-à-dire cette extrême émotion qui me délivre du décor. Tout à l'heure, d'autres choses et les hommes me reprendront.
Mais laissez-moi découper cette minute dans l'étoffe du temps, comme d'autres laissent une fleur entre les pages. Ils y enferment une promenade où l'amour les a effleurés. Et moi aussi, je me promène, mais c'est un dieu qui me caresse.
La vie est courte et c'est péché que de perdre son temps. Je perds mon temps pendant tout le jour et les autres disent que je suis très actif. Aujourd'hui c'est une halte et mon cœur s'en va à la rencontre de lui-même.
Si une angoisse encore m'étreint, c'est de sentir cet impalpable instant glisser entre mes doigts comme les perles du mercure.
Laissez donc ceux qui veulent se séparer du monde. Je ne me plains plus puisque je me regarde naître. Je suis heureux dans ce monde, car mon royaume est de ce monde.
Nuage qui passe et instant qui pâlit. Mort de moi-même à moi-même. Le livre s'ouvre à une page aimée. Qu'elle est fade aujourd'hui en présence du livre du monde.
Est-il vrai que j'ai souffert, n'est-il pas vrai que je souffre ; et que cette souffrance me grise parce qu'elle est ce soleil et ces ombres, cette chaleur et ce froid que l'on sent très loin, tout au fond de l'air.
Vais-je me demander si quelque chose meurt et si les hommes souffrent puisque tout est écrit dans cette fenêtre où le ciel déverse sa plénitude.
Je peux dire et je dirai tout à l'heure que ce qui compte est d'être humain, simple. Non, ce qui compte est d'être vrai et alors tout s'y inscrit, l'humanité et la simplicité. Et quand suis-je plus vrai et plus transparent que lorsque je suis le monde ?
Instant d'adorable silence. Les hommes se sont tus. Mais le chant du monde s’élève et moi, enchaîné au fond de la caverne, je suis comblé avant d'avoir désiré.
L'éternité est là et moi je l'espérais. Maintenant je puis parler. Je ne sais pas ce que je pourrais souhaiter de mieux que cette continuelle présence de moi-même à moi-même.
Ce n'est pas d'être heureux que je souhaite maintenant, mais seulement d'être conscient.
On se croit retranché du monde, mais il suffit qu'un olivier se dresse dans la poussière dorée, il suffit de quelques plages éblouissantes sous le soleil du matin, pour qu'on sente en soi fondre cette résistance.
Ainsi de moi. Je prends conscience des possibilités dont je suis responsable. Chaque minute de vie porte en elle sa valeur de miracle et son visage d'éternelle jeunesse."

Albert Camus,
Extrait de « Carnets I. — Mai 1935 – Février 1942.

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mercredi 17 septembre 2014

A l'écoute avec Guy Gilbert

Écoutez les jeunes à pleins tubes, même s'ils emploient parfois des mots malhabiles.

Il s'agit d'entendre leurs questions, même si vous ne savez pas répondre à tout. Nous devons leur dire que leur réussite s'accomplira lorsqu'ils feront ré
ussir les autres : "Ta vie compte, mais, sans les autres, elle est bancale." Certains ont tout. D'autres moins.

Nous, les adultes, avons le devoir impérieux de les interpeller, de les mettre sur la route, de leur Indiquer des points de repère. Ils ont besoin d'entendre de notre part des paroles fortes, sans concession, les appelant au plus haut. Alors, cette fameuse "ére du vide" peut devenir l'ère, créatrice, du don aux autres.
C'est là la seule façon d'en faire demain des adultes debout et libres. 

Guy Gilbert 
Extrait de "Nos fragilités : comment les accepter et les surmonter"
(Philippe Rey, 2013)

Son association (Bergerie de Faucon)