Elles n’ont pas encore 18 ans. Je leur en donnerais plus pourtant. C’est difficile d’évaluer l’âge de cette jeunesse. Elle emprunte ses tenues, ses manières, ses préoccupations à plus âgées, comme on pioche dans l’armoire d’une grande sœur.
Elles s’avancent côte à côte toutes les deux, dans l’allée centrale de la salle de conférences de leur lycée, même démarche, même sac sur le dos. L’une grande, blond platine avec des racines sombres, Dr. Martens aux pieds. L’autre petite, menue, brune, les cheveux courts, tout de noir vêtue. Leurs pas disent une hésitation, une envie de renoncer. Faire demi-tour. Et continuer comme si de rien n’était. Mais leur regard laisse voir autre chose. Une détermination. Une occasion qu’elles ne veulent pas laisser passer. Comme on saisit une bouée pour ne pas couler.
À leur façon de se tenir proches et à la liberté avec laquelle elles parlent l’une devant l’autre, on pourrait penser qu’elles sont amies. Mais elles ne se connaissent pas. Elles ignorent jusqu’à leur prénom. À peine se sont-elles croisées une fois dans les couloirs. C’est le même élan qui les a poussées à venir me voir, en même temps. Un instinct de survie.
Que se passe-t-il dans cette génération ?
Arrivées à ma hauteur, la plus grande se lance, sans préambule. Ses mots et la gravité dans sa voix sont bien loin de l’enfance. Elle parle sans s’arrêter. Vanne ouverte qu’elle ne veut pas refermer avant d’avoir tout éclusé. Ou peut-être ne peut-elle pas maintenant qu’elle a commencé. Elle dit son mal-être. Le vide en elle, que rien ne peut remplir. « J’ai perdu le goût de la vie, je ne sais pas comment. Je n’étais pas comme ça quand j’étais petite. Je rigolais tout le temps. Ça a changé, je ne sais pas pourquoi. Personne ne comprend. Personne ne me comprend. »
Elle marque à peine les points, enchaîne les phrases. « Mes parents me disent que ça va passer, qu’il faut que je pense à autre chose, que je me secoue. Mes copains me disent que j’ai qu’à sortir, faire la fête. J’essaie mais je ne peux pas. Je n’y arrive pas. Je ne sais pas quoi faire. » Sa voix tremble mais ses yeux sont secs. Il n’y a pas de larme au-delà du désespoir. C’est trop tendre, une larme.
La seconde fille parle à son tour. « Moi c’est pareil, enfin non pas tout à fait. Je ne vois pas où je vais. J’ai l’impression que tout est bouché. Je n’arrive pas à respirer. Je n’arrive pas à vivre. Chaque matin, je me fais violence pour aller en cours, pour m’accrocher à la vie. Mais chaque soir quand je rentre… » Dans un murmure elle confie ses idées noires. J’entends les mots avant qu’elle ne les prononce.
Que se passe-t-il dans cette génération ? Quel voile sombre recouvre leur fougue, leurs rêves ? Quelle horde de détraqueurs s’est abattue sur tous ces jeunes pour aspirer leur vitalité, leur joie, vider leur âme ?
Elle termine dans un sanglot. « Le pire c’est que je n’ai personne. Je n’ai presque aucun ami. Et ma famille… Moi, tout ce que je veux, c’est qu’on me prenne dans les bras et qu’on me serre fort. » Alors je fais un pas et je la serre contre moi. Désarmée par ce qu’elle vient de confier.
Une grande leçon d'humanité
La fille blonde reste debout à côté de la brune, sans bouger. Elle tripote le piercing planté dans sa lèvre inférieure. Je me demande si ça fait mal. Puis elle rompt le silence et dit avec rugosité : « Moi, je déteste qu’on me serre dans les bras. Vraiment je déteste. C’est comme ça, je ne suis pas tactile. »
Elle marque une pause, respire et reprend : « Mais j’ai entendu ce que tu as dit. Pour toi c’est important, j’ai compris. On est dans le même lycée, je suis en terminale 2. Alors si un jour ça ne va pas, si tu plonges, tu viens me voir. Regarde-moi bien, n’oublie pas mon visage. Tu viens me voir et promis, je te serrerai dans mes bras. De toutes mes forces. »
Je recule et m’éloigne. Un peu sonnée. Je contemple ces deux jeunes filles qui m’ont donné sans le savoir, au milieu de leur désespoir, une grande leçon d’humanité. Un cœur qui écoute et s’ajuste à la souffrance de l’autre. Pour le consoler. Rien n’est plus beau.
Anne-Dauphine Julliand
Source : La Vie
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