Après Sabine, c'est Gilles Farcet qui nous fait un retour...
A PROPOS DU DERNIER LIVRE DE DANIEL MORIN
TÉMOIGNAGE D’APPRECIATION ASSORTI DE QUELQUES RÉFLEXIONS
Je suis très sensible au dernier livre de Daniel Morin (qu’il annonce comme le dernier au sens où il ne prévoit pas d’en publier d’autres)
J’avais vraiment apprécié les précédents. Et il me semble que celui là est le plus fort, le plus essentiel.
Ce n'est pas un livre facile.
Même si le propos est en lui même simple et pour ainsi dire "tourne en boucle" autour des thèmes de la non séparation et de la demande d'impossibilité émanant de l'illusion de la séparation, il ne s'agit pas d'un de ces bouquins comme il s'en publie tant.
Je pense à ceux , si nombreux, qui ressassent une ou deux notions de manière simpliste -ce qui n'est pas équivalent à simple. Ce que j'appelle parfois "la métaphysique à deux balles" ou l"e syndrome du médecin de Molière" (celui qui à chaque symptôme énoncé par le patient lui répond : "le poumon, le poumon, le poumon vous dis-je !")
La métaphysique simpliste prétend évacuer la complexité au nom de la simplicité, si bien que le propos est pauvre.
Ici, il est riche.
La simplicité de la vision partagée inclut et articule autant que le permettent les limites du discours toute la complexité inhérente à l'humain, au relatif au sein duquel tout argument appelle son contre argument, toute proposition sa contre proposition, avec tous les malentendus potentiels et inévitables ...
Bref, c'est un livre qui demande un effort, effort intellectuel mais pas seulement ; du coup c'est très bien qu'il soit court.
A mon avis, et je sais pour avoir échangé avec lui sur ce point que Daniel souscrit à cette « mise en garde », gare aux lecteurs qui pensent trop vite "avoir compris".
En lisant ce livre, j'ai reconnecté avec Daniel tel que je l’ai connu notamment à Hauteville. Ce "génie" de la formule, cette approche si percutante...
Je dirais que si sa vision a nécessairement mûri, ou pour s'exprimer comme lui, est devenu plus nette, je ne sens pas de différence majeure entre sa transmission à Hauteville et celle véhiculée par ce livre quinze ans après son départ de l'ashram.
La différence, considérable, tenant bien sûr au contexte et à la forme.
Comme il le dit lui même, il n'accompagne plus les personnes, n'entre plus dans le détail de leurs existences et transmets désormais rarement, (et, si j'ai bien compris, pour fort peu de temps encore) en dehors du contexte d'une lignée, d'une organisation, d'un lieu ...
Ce compte rendu peut être l’occasion de faire un point sur la perspective essentielle partagée comme sur les différences secondaires - en souhaitant que cela puisse être utile aux lecteurs concernés par ce qui nous anime l’un comme l’autre.
La perspective que Daniel tente de partager n'a pas cessé de faire son chemin en moi depuis toutes ces années.
Je peux sans doute dire qu'elle m'a appelé depuis le début de la recherche consciente.
Je ne me suis pas « engagé sur la voie » parce que je me sentais mal ou étais en recherche de solutions, même si paradoxalement mon investissement "sur la voie" - ou peut être tout simplement le déroulement de l'existence- a mis en lumière des difficultés, "failles" ou relatifs dysfonctionnements dont je n'avais auparavant aucune conscience. Cette perspective me parait avoir toujours été là, mais un peu "en sourdine".
Et, depuis pas mal de temps maintenant, c'est comme si elle creusait son chemin en moi, prenait de plus en plus de place dans l'intime de ma perspective, au point que certaines (beaucoup, en vérité) des formulations de Daniel me sont apparues avant lecture de ce livre, parfois quasiment telle quelles dans l'expression.
D'autres pointent dans la même direction.
Par exemple, il m'est devenu évident que "personne n'est éveillé" - c'est ce que je réponds quand quelqu'un me parle d'éveil ou d'éveillés , en ce sens que tout "éveil" personnel serait une impossibilité. Tout au plus certaines formes - personnes sont elles plus ou moins transparentes à et conductrices d'une perspective non séparée.
Evident que jamais le relatif ne pourra concevoir et saisir l'absolu, que la partie ne saurait concevoir le tout.
Qu'il n'y a pas "d'équilibre" à atteindre mais un axe à trouver, et à retrouver maintenant.
Que la non séparation n'est pas la non distinction.
Que toute forme, y compris celle du plus grand des sages, sera toujours conditionnée , même si possiblement non asservie ou moins identifiée à ses conditionnements.
Que "les autres seulement" n'est pas égal à "le tout moins moi" mais inclut "moi" en tant qu'autre parmi les autres (c'est à dire « moi" non en tant que fantasme centre et référence du monde, du bien du mal, - l'ego centrisme- mais "moi" en tant que cette forme par nature distincte tant qu'elle existe.
Bref ...
Aujourd'hui j'exprime essentiellement cela à travers la poésie.
Disons que ce qu'on appelle « l'enseignement de Swamij" et la pédagogie qu'en a inlassablement donnée Arnaud se sont peu à peu reformulées pour moi à la lumière de mon expérience et de ma constante "contemplation de la nature du réel" - c'est une expression que j'emploie beaucoup.
"Digérez, assimilez faites en votre substance propre" - dit une formule de Swamiji.
C’est en effet ma conviction que l'"enseignement" vécu ne peut qu'être une re création, une ré invention, une re découverte par chacun dans sa forme, en harmonie avec cette forme ...
Et que, du coup, si il y a fidélité, il ne saurait y avoir orthodoxie, cette non orthodoxie n'impliquant d'ailleurs pas un positionnement "rebelle" ou une dénonciation des orthodoxies...
Je suis toujours, en vérité de plus en plus , émerveillé par la plupart des "formules" de Swami Prajnanpad - Swamiji étant pour moi quelqu'un qui énonce les lois régissant le vivant et nous invite dans notre intérêt à nous y conformer au lieu de marcher à contre courant.
Et naturellement plein de respect, de gratitude et plus encore envers Arnaud.
Je me sens d’ailleurs à l'aise et en accord avec ce que Daniel énonce pages 64- 67 de son livre en réponse à des questions sur son rapport à Arnaud.
En ce qui concerne les "différences secondaires"...
La première différence, c’est que j'ai et me suis toujours senti, une vocation d'enseignant, de transmetteur. Et que j ai je tenu et tiens toujours à m'inscrire dans une lignée.
Je précise qu'en réfléchissant à ce point à l'occasion de ce compte rendu, je ne cherche pas à justifier quoi que ce soit et encore moins à dénoncer du coup un positionnement autre (celui de Daniel ou de quiconque).
D’aucuns voient, à mon sens bien trop rapidement et souvent pour des raisons émotionnelles dont ils n’ont pas eux même conscience, le besoin de s’inscrire dans une lignée comme une forme d'infantilisme, un besoin d'être "rattaché".
En ce qui me concerne et avec un peu de recul , je ne le crois pas, même si rien n'est jamais blanc ou noir et est en constante évolution.
Je ne demande pas à la lignée de valider ma transmission (même si dans les faits, cela rassure légitimement beaucoup de personnes que je sois en lien avec une lignée vivante ) et certainement pas de valider mon expérience qui est à elle même sa propre validation.
Je ne vois pas non plus la lignée comme une continuité - « le maître est mort vive le maître »- qui me parait absurde et relever d’un imaginaire, ce que j'appelle "la concession à perpétuité". Le maître est mort mais tout va continuer « comme avant » …
Eh bien non.
Ce qui en nous a peur du changement et cherche partout des sécurités, y compris dans la perpétuation d'un "enseignement" se rassure ainsi en surface... Et comme presque toujours, rien de ce qui est "prévu" n'advient, les constructions volent en éclat… Il suffit pour s’en convaincre de s’intéresser à l’histoire et aux vicissitudes de quantité de « successions » au sein de bien des lignées…
Comme Daniel le souligne, Swami Prajnanpad est très différent de son maître Niralamba, lui même différent de son propre maître , etc etc. Arnaud Desjardins lui même ne m’a-t-il pas glissé à l'oreille le jour de l'inauguration des « sanctuaires » à Hauteville (une chapelle chrétienne y côtoie une mosquée et une salle d’étude juive ) : "Swamiji doit se retourner dans sa tombe" ...
De fait, Hauteville , si l’on se place du point de vue - à mon sens nul et non avenu- d’une orthodoxie « swamijienne » est à certains égards une « hérésie » .
Par contre, je ressens de l'intérieur l'importance pour moi de la lignée, non en tant que continuité imaginaire dans une conformité ou même "caution" (même si cette caution peut rassurer) mais en tant que chaine du vivant.
En fait, la lignée n’est pas un rattachement plus ou moins imaginaire ou sentimental mais une donnée objective, à tous les degrés du vivant.
Le vivant est fait de lignées dont les effets se font sentir sur les plans grossiers comme plus subtils.
Ainsi, par exemple, dans la maison où, suite à l’impulsion donnée par Arnaud, prend place le centre de notre transmission, maison familiale depuis près de deux siècles, je suis très conscient d'une forme de continuité, du fait que des générations d'ancêtres ont habité ce lieu, qu'il m'a été légué par héritage et qu'il y a quelque chose d'heureux dans le fait qu'aujourd'hui cette demeure continue à servir et à accueillir...
Si bien que dans la pièce dite de "recueillement", j'ai délibérément mélangé les photos de la lignée spirituelle et de ma lignée familiale ...
Une démarche qui peut étonner, mais c'est pour moi le sens de la lignée , ce dont j'ai hérité et qu'il me revient de faire fructifier tant que je suis là et quoi qu'il advienne ensuite.
La lignée spirituelle existe, pour ainsi dire objectivement.
Comme tout héritage, elle peut être vécue de manière infantile, pesante, contraignante, ou au contraire comme un souffle porteur, une richesse à faire fructifier au service du vivant.
Dans cette perspective, le rôle , non d’un « successeur » mais d’un détenteur ou gardien de la lignée (« lineage holder ») peut s’avérer crucial. Le fait qu’Arnaud ait dans ses dernières années désigné un « détenteur de la lignée » et non un » successeur » est à cet égard parlant.
Autre point délicat, celui de l’accompagnement.
Je comprends que Daniel ne se sente pas vocation de transmetteur et d'accompagnant. Dans mon souvenir, cependant, il accompagnait à Hauteville avec beaucoup de finesse et de pertinence. Son bon sens, son expérience de vie alliées à la perspective dont il témoigne faisaient souvent merveille.
Je comprends qu’il ne s’y sente pas ou plus appelé et mène une existence tranquille. Je formule simplement le vœu que la bonté qui vit en lui trouve à rayonner.
Quoi qu’il en soit, son livre est disponible et propre à nourrir celles et ceux qui sauront s’y exposer.
A mon sens et encore une fois, moins vous prétendrez « comprendre », plus vous serez impacté par ce qu’émanent ces pages, au delà de l’articulation de mots et de concepts.
Bonne lecture et au passage, gratitude à Jean Louis Accarias, éditeur de tant d’ouvrages essentiels pour notre lignée (Les lettres et entretiens de Swami Prajnanpad, les lettres d’Arnaud Desjardins …) et qui depuis des décennies, dans un contexte de plus en plus difficile, publie sans fléchir ce qui lui tient à cœur … dont les livres de Daniel Morin !
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