Nouvelles Clés : Vous commencez votre livre en disant qu’il faut se méfier des mots. Et on se souvient des dégâts occasionnés dans les milieux branchés par le fameux « ici et maintenant » qui était devenu un prétexte à ne rien engager, ne pas faire de projets constructifs, etc. Ne croyez-vous pas qu’un autre mot-valise comme « lâcher-prise » risque d’être confondu par certains avec « laisser-aller » ?
Arnaud Desjardins : Cette
question en pose une autre plus générale : quel sens les lecteurs ou
auditeurs d’un mot comme celui-ci lui donnent-ils ? Comment cette
attitude est-elle comprise ? Dans ce genre de sujet, on ne sera jamais
assez précis sur les questions de vocabulaire. Quand on décrit les
pièces d’une machine dans le langage d’un mécanicien, on sait de quoi on
parle. Il faut donc bien s’entendre sur ce que veut dire lâcher-prise. Mon désespoir, ma suffocation face à un événement grave et brutal ne changera rien aux choses.
Au contraire, plus il va y avoir émotion non contrôlée, moins il y aura
d’efficacité dans l’action, moins ma réponse sera appropriée à la
demande de la situation. Par contre, si je lâche prise face à ma
panique, si je ne m’affole pas, si je n’en rajoute pas, je vais alors
être plus lucide et plus compétent pour résoudre les choses.
En aucun cas le mot lâcher-prise n’exclut l’action.
Swâmi Prajnânpad avait cette belle formule : « Intérieurement, activement passif. Extérieurement, passivement actif », donc, calmement attentif à l’intérieur de soi, et tranquillement actif à l’extérieur.
L’état de paix avec le contexte
extérieur créé par la paix intérieure n’exclut en rien l’action ! En
fait, dans la vie, nous nous trouvons dans la situation de quelqu’un qui
descend un torrent en rafting ou en kayak : pour celui qui est crispé
et angoissé, cette descente va être un véritable enfer. En revanche,
celui qui va avec le courant de manière détendue accomplit la même
descente avec bonheur et aborde les difficultés avec souplesse. Tous les
maîtres le disent : notre erreur est de porter inutilement sur nos
épaules le fardeau de notre existence. Nous ne pouvons pas être toujours
les plus forts, nos actions produisent ou ne produisent pas les effets
souhaités, les interactions de causes et d’effets sont indépendantes de
nous et interfèrent avec ce que nous avons tenté pour renforcer le
succès ou au contraire annihiler nos efforts.
Cette séparation du moi –
mon mode personnel de crainte et d’espoir – avec le courant de la
réalité se révèle comme le plus gros obstacle à une vie épanouie,
sereine, pacifiée. Cette séparation doit donc être
dissoute. Il y a celui qui est emporté et ballotté par le courant, et
celui qui ne fait qu’un avec lui. Formulé différemment, on peut dire que
si je ne lâche pas prise, les événements se produisent et je suis
emporté par eux ; si je lâche prise, j’adhère à ces événements, dans une
unité de corps et d’esprit avec eux.
Nouvelles Clés : Vous citez d’ailleurs dans votre livre une belle phrase de Swâmi Prajnânpad à cet égard : Let go and go with, « laissez aller et allez avec ».
Mais, est-ce que le lâcher-prise ne peut pas devenir une stratégie ?
Vous dites d’ailleurs : « Si vous voulez quelque chose et que vous êtes
unifié dans ce vouloir, vous l’attirez. » La quête de sagesse peut-elle
se transformer en ruse ?
Arnaud Desjardins : Je vais utiliser pour répondre le terme ego,
qui est très à la mode mais dont le contenu crée souvent des
malentendus. Ce serait déjà plus clair d’employer le terme égocentrisme.
Pour vraiment comprendre le terme ego, il faudrait le traduire par « moi et… l’ego » est synonyme de dualité
: il s’est mis en place peu à peu dans la petite enfance en nous
rendant compte que le reste du monde n’est pas notre prolongement, et
ce, dès la séparation avec la mère : nous sommes tous d’anciens bébés,
comme disait Devos.
L’expérience de l’ego, à partir de cette
constatation, va se diviser en ce que je ressens comme rassurant et ce
que je ressens comme pénible. Donc l’ego va essayer de faire
triompher par tous les moyens ce que j’aime et d’amoindrir le plus
possible ce que je n’aime pas dans le courant de ma propre existence.
Tout le monde a bien sûr l’expérience
des difficultés rencontrées lorsque la vie semble détruire ce que nous
avons commencé à bâtir, et les refus et crispations que cela engendre.
Et l’ego va édifier face à cela de formidables défenses, refusant tout
ce qui n’entre pas dans son cadre. Donc, pour répondre à votre question,
tout ce que l’ego va entendre et lire concernant la
spiritualité et une autre façon d’exister, il va le faire entrer dans
son cadre. Tout ce qui concerne la dissolution de la
séparation, l’ego va l’utiliser à l’intérieur de la séparation, en le
mettant à son propre service ! Il faut donc trouver une voie possible
pour dépasser ce mécanisme dualiste qui nous empêchera toujours d’être
unifiés et établis dans un lâcher-prise permanent.
Nouvelles Clés : Il faut donc, et vous insistez là-dessus, une sincérité et un engagement intérieur fort, pour arriver à contourner les permanentes et perverses voies de l’ego.
Arnaud Desjardins : Oui, il faut réussir non seulement à prendre conscience de ce processus et créer d’abord une amélioration, mais aussi en arriver à une véritable métamorphose de notre être : comme le disent tous les mystiques chrétiens, hindous, soufis, bouddhistes, il faut mourir à soi-même à un niveau pour renaître à un autre niveau : on trouve ce genre d’expression dans toute la littérature des témoignages spirituels.
à suivre...
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