Pour le moine bouddhiste, l'absence de liberté intérieure est une cause majeure de notre inertie vis-à-vis de la planète.
Pourquoi, bien que nous soyons conscients de l'urgence à lutter contre le changement climatique, ne sommes-nous pas capables, collectivement, de nous retrousser les manches et de prendre les mesures idoines pour stopper l'emballement du réchauffement de la planète ? Aussi inattendu que cela puisse paraître, l'absence de liberté intérieure est l'une des causes majeures de notre inertie extérieure, estime le moine bouddhiste Matthieu Ricard. Comment alors progresser vers la liberté intérieure ? C'est tout l'objet de À nous la liberté !, ouvrage collectif à paraître le 23 janvier (L'iconoclaste, Allary Editions), coécrit avec Christophe André, médecin psychiatre et Alexandre Jollien, philosophe et écrivain.
L'EXPRESS : En dépit de l'urgence, on s'enlise dans la lutte contre le changement climatique. Pourquoi selon vous?
Matthieu Ricard : Cela peut paraître étonnant quand on évoque les questions environnementales, mais l'absence de liberté intérieure [La capacité de chacun à ne pas se laisser emporter par ses émotions] est l'une des causes majeures de notre inertie vis-à-vis de la planète. Il existe en effet un lien direct entre les deux. 'La liberté extérieure que nous atteindrons dépend du degré de liberté intérieure que nous aurons acquise', a dit Gandhi. En d'autres termes, pour avoir une vision claire, un jugement juste, pour être bienveillant et en état de se préoccuper de l'intérêt général, il faut se libérer des toxines mentales qui obscurcissent notre esprit. J'ai constaté ce lien quand je préparais mon ouvrage "Plaidoyer pour l'altruisme". À ma surprise, j'ai dû passer des mois à rencontrer des spécialistes de l'environnement. L'un d'eux m'a dit un jour : "Finalement, l'ensemble de la question climatique revient à une question d'altruisme et d'égoïsme."
Pourquoi donc songer aux générations futures alors qu'on ne sera plus là ? se disent certains. D'autres s'interrogent : "Pourquoi me préoccuperai-je des générations futures, qu'ont-elles fait pour moi ?" Quand on lui parle de la montée du niveau des océans et de ses conséquences dramatiques, le milliardaire américain Steven Forbes, interrogé sur Fox News, déclare trouver absurde de changer dès à présent nos comportements pour quelque chose qui se passera dans une centaine d'années. C'est précisément cette maximisation de nos intérêts égoïstes immédiats qui entrave notre raisonnement et notre liberté intérieure. On retrouve partout des exemples concrets de ce processus à l’œuvre. Ainsi, des banques européennes qui continuent à financer majoritairement les énergies fossiles plutôt que d'apporter un plus large soutien aux énergies renouvelables.
Quelles sont ces "toxines mentales" qui obscurcissent notre esprit ?
Elles sont nombreuses. L'acrasie est l'une d'entre elles. Il s'agit d'une forme de manque de volonté : je sais ce qu'il est bon de faire, mais je trouve mille excuses pour ne pas passer à l'action. Le citoyen sait qu'il devrait prendre moins l'avion et moins voyager seul dans une voiture. Il sait aussi qu'il devrait consommer moins de viande (80% de moins selon le dernier rapport du GIEC - Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat - du fait que la production de viande est la deuxième plus importante cause d'émissions de gaz à effet de serre), mais il continue pourtant sur sa lancée. Il se dit que s'il est le seul à faire un effort dans son coin, que ça ne changera rien, alors autant ne rien faire.
Le politique sait qu'il devrait prendre telle ou telle mesure pour sauver la planète, mais s'abstient par peur de ne pas être réélu aux prochaines élections. C'est aussi parce qu'il est aveuglé par un calcul court-termiste que le politique n'écoute pas les scientifiques, qu'il les considère la plupart du temps comme des empêcheurs de tourner en rond. Dans un monde avec 4 degrés en plus, la population s'effondrera de sept à un milliard, et plusieurs centaines de millions de réfugiés climatiques seront lancés sur les routes. On a beau savoir qu'il est encore temps d'agir, on se met des oeillères et refusons de voir the big picture [que l'on peut traduire par: "une vision d'ensemble"].
Quelles sont les autres entraves à notre liberté intérieure ?
L'égocentrisme en est une autre. À force de voir le monde comme un outil au service de nos intérêts personnels, cela engendre des comportements narcissiques. L'actuel président américain en est une caricature. Autre toxine mentale, la dépendance à notre société de consommation. En Occident, afin de rester dans le vent, on change de voiture tous les trois ans. Et savez-vous qu'en raison de sa consommation effrénée, un citoyen américain moyen émet 200 fois plus de CO2 qu'un Zambien ? C'est insensé. Dans son ouvrage The High Price for Materialism, le psychologue social américain Tim Kasser a étudié pendant vingt ans la société de consommation. Il a ainsi constaté que les personnes les plus matérialistes avaient moins d'empathie et se préoccupaient très peu des questions environnementales.
Savoir se satisfaire de ce que l'on a, c'est tenir un trésor dans le creux de la main, dit un sage bouddhiste. Quand on parle de crise économique, il s'agit surtout d'une crise du superflu. Dans le pays où je vis, au Népal, il n'y a pas de sécurité sociale, pas de retraite, pas d'allocations familiales, pas d'allocations-chômage, rien. Zéro pointé. En Inde et en Chine, si vous n'avez pas d'argent pour payer une avance sur les frais, vous n'entrez pas dans l'hôpital. Tout ce qui a été accompli en France en matière de lien social et de solidarité est extraordinaire. Ne pas s'en satisfaire est bizarre.
Comment alors se libérer mentalement ?
Il nous faut procéder à un entraînement de l'esprit. Cela consiste à éroder le sentiment exacerbé de l'importance de soi et l'avidité perpétuelle pour de nouveaux objets. Cela implique de chasser l'asservissement à nos habitudes, à des pensées distordues de la réalité. Il s'agit d'en finir avec tous les automatismes mentaux qui sont comme les plis d'un parchemin longtemps enroulé. L'entraînement de l'esprit, c'est le coeur de la méditation. Tout comme on apprend à jouer aux échecs ou au badminton, on peut apprendre à être moins obsédé par nos envies, à se satisfaire plus facilement de ce que l'on a, à être moins l'objet de désir et d'aversion. Nul besoin d'être bouddhiste pour méditer. Il existe désormais de nombreux ouvrages pour en apprendre les mécanismes fondamentaux.
Vous soulignez dans votre ouvrage collectif que s'il est effectué avec régularité, l'entraînement de l'esprit apporte une belle moisson au pratiquant et par rebond, à la planète...
Je l'ai constaté à de nombreuses reprises : l'entraînement de l'esprit va de pair avec une plus grande ouverture à l'intérêt général, une plus grande sensibilité aux autres espèces animales. Nous développons en effet une forme de sagesse, car nous sommes moins liés par l'ignorance et l'obscurantisme, par tout de qui déforme notre jugement. Désormais capables de chasser nos ruminations excessives, nous ressentons une plus grande sérénité. Développer davantage de bienveillance nous mène, tout naturellement, à nous préoccuper de choses qui dépassent l'individualité, à l'instar des questions globales que sont la justice sociale et la question environnementale.
Autre fruit de cette pratique, il semblerait que les personnes qui ont longtemps médité dans leur vie profitent, tant au plan structurel que métabolique, d'un cerveau plus jeune qu'un non-méditant du même âge, selon les travaux de l'Inserm de Caen et de Lyon pour un programme de recherche appelé Silver Santé.
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