Noël 1968.
C'est mon troisième séjour à Rütte. Graf Dürckheim m'offre son dernier ouvrage publié en français Pratique de la Voie intérieure, avec pour sous-titre "Le quotidien comme exercice".
Les
premières lignes du premier chapitre, me touchent au point que je les copie
afin de m'en imprégner : « Tout travail, tout métier, tout art, exige un
entraînement pour que “l'œuvre” réussisse. Certes, nous le savons tous et
chacun de nous, à travers l'épreuve de l'existence, s'instruit et s'exerce,
intégrant ses propres expériences. Cependant, on ignore le plus souvent que
ceci est également valable pour la réussite de l'œuvre la plus importante de
notre vie : la réalisation de notre Être ».
J'ai
l'impression d'avoir entre les mains la clé de compréhension de ce qu'en Orient
et en Extrême-Orient on appelle la Voie : se prendre en mains comme l'artisan
qui, quotidiennement, reprend dans ses mains l'œuvre non encore achevée.
Si je
comprends bien, l'achèvement n'est autre que le fruit d'un processus de
transformation engendré par l'exercice. En réalité il s'agit, je le vérifierai
plus tard, d'une totale incompréhension de ce que propose Graf Dürckheim à une
personne en quête de sens.
Mai 1969 - Septembre 1974.
Je quitte
Bruxelles pour la Forêt Noire. Rütte, un hameau situé au cœur de la vallée du
silence où des personnes viennent de tous les coins du monde pour rencontrer le
vieux sage de la Forêt Noire.
Cinq années
dédiées à la connaissance de soi en s'engageant sur « Un chemin d'expérience et
d'exercice » à ne pas confondre avec ce qu'on pense être « Un chemin d'exercice
et d'expérience ».
J'ai
moi-même commis cette erreur qui consiste à penser que le Zen, qui n'a de
réalité que lorsqu’on pratique un exercice (Zado, Kyudo, Chado, Kendo etc.) est
un chemin à suivre dans le but d'obtenir un résultat ... ultérieurement. Une
pratique qui s'appuie sur la loi de cause (l'exercice) à effet (l'expérience).
Quelle espèce d'expérience ? En abrégé : ce qui va faire du bien à MOI.
Un chemin d'expérience et d'exercice ? Expression qui laisse à penser que l'EFFET précède la cause. Et il en est bien ainsi.
J'ai
souvenir de mon étonnement lorsque, quelques semaines après m'être installé à
Rütte, Graf Dürckheim me dit : “Lorsqu'il s'agit de la Voie intérieure, tout
commence avec une expérience". Et il ajoute, “Quand avez-vous vécu
dernièrement une EXPÉRIENCE MYSTIQUE, ce que j'appelle une expérience qui
révèle la présence de NOTRE NATURE ESSENTIELLE ?”
La question
me trouble, en réalité elle m'effraie. Ma réponse est immédiate : "Jamais
!” Jamais encore ! Et voici la transcription du dialogue qui a suivi :
K.G.D. — Votre réponse m'étonne. D'autant plus que lors de notre dernière rencontre vous m'avez parlé de l'enchantement que vous aviez ressenti au cours d'un entraînement à la course à pied, dans la Forêt de Soignes, lorsque vous étiez en Belgique. Rappelez-moi ce que vous avez éprouvé en cette circonstance.
J.C. — Je
pourrais dire que d'un instant à l'autre je n'avais plus le moindre souci.
C'est lorsque s'imposait le deuxième souffle que j'avais l'impression d'être
tout à coup en ordre, tout simplement en ordre ; l'impression que je pourrais
courir des heures sans être phagocyté par mille pensées.
Comme
l'animal vivant dans la Nature, tous les sens étaient en éveil. L'impression
que vivre, c'est être touché par le chant des oiseaux, touché par le craquement
du bois mort écrasé par la foulée, touché par l'air frais qui caresse le
visage. Et, paradoxalement, alors qu’au départ d'une compétition (3000 mètres)
je me sentais stressé, tendu, inquiet (du résultat) lorsque je courais ainsi,
sans autre but que celui de courir, porté par un rythme qui d'instant en
instant se renouvelle, je me sentais absolument calme, plein d'une vitalité
calme. J'avais lu, dans le livre de Herrigel, que son maître de tir à l’arc lui
disait : Ne tirez pas ... laissez cela tirer ! En vous parlant, je vois qu’au
cours de ces entraînements je ne courais pas, cela courait !
K.G.D. — Voilà ! Oui voilà ce que j'appelle l'expérience de l'être, le toucher de l'être. Ce moment au cours duquel notre vraie nature se dévoile. Le moi mondain, le moi conditionné, s'efface et laisse place au vrai soi-même. C'est alors qu'une question s'impose : “Que pourrais-je bien faire afin de rester en contact avec cette manière d'être au monde ? Etre et se sentir calme, être et se sentir en ordre, être et se sentir confiant, être et se sentir en paix intérieurement ?”
La réponse
est simple : un EXERCICE. Non pas un exercice qui me permettrait de fabriquer
ce calme, cet ordre intérieur. Parce que ces qualités d'être - qui font d'un
homme un être humain – sont innées et toujours présentes au plus profond de
chacun de nous. Mais un exercice qui va me libérer de ce qui entrave le contact
avec le vrai soi-même.
Quel
exercice ? Par exemple zazen.
Ce que j'ai
découvert au cours de mon séjour au Japon c'est que, en ce qui concerne notre
vie intérieure, nous ne souffrons pas d'un manque (qu'il faudrait combler en
faisant des exercices) mais que nous souffrons d'ignorer ce qui ne manque pas.
Pourquoi pratiquer zazen ? Afin de perdre l'ignorance.
Octobre 2022.
Un élève du
Centre m'a transmis, il y a quelques jours, le récit que voici :
« Un maître
de Kyudo (le tir à l'arc traditionnel) était reconnu comme un maître de vie
autant que de tir à l'arc. Un jour, son plus brillant élève atteignit trois
fois de suite le centre de la cible, dans un concours national. Tonnerre
d'applaudissements. Félicitations de toutes parts pour l'élève et pour le maître.
Le maître,
malgré tout, sembla indifférent. Même critique.
Lorsque,
plus tard, l'élève lui demanda pourquoi, il dit : “Il te reste à apprendre que
la cible n'est pas la cible.”
- Qu'est-ce
qui est la cible ? demanda l'élève.
Mais le
maître ne le dit pas. L'élève aurait à l'apprendre par lui-même, un jour, parce
que cela ne pouvait pas se transmettre avec des mots.
Un jour, il
découvrit que ce qu'il devait viser, c'était non la performance, mais
l'attitude ; pas le centre de la cible, mais la disparition de l'ego ! »
Voilà de
quoi nous encourager à pratiquer zazen pour une bonne et seule raison : parce
que c'est l'heure.
Jacques Castermane
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