Progrès ...
Il y a 3 heures
En même temps, les mêmes pratiquants se plaignent souvent de ne pas réussir à changer, d’être dans des schémas répétitifs et des souffrances à tiroir. Que font-ils alors ? Un peu plus de la même chose. Et s’étonnent que rien ne change.
Sans doute connaissez-vous la « méthode des petits pas ». Inventée par des psychologues américains à l’époque où les États-Unis s’apprêtaient à entrer en guerre contre l’extrême-droite régnant sur l’Allemagne, le Japon et l’Italie, elle avait pour but de ne pas effrayer la population américaine, volontiers isolationniste, tout en l’entrainant dans un énorme changement – passer d’une économie de paix à une économie de guerre – sans blocage rédhibitoire. Après leur victoire contre les puissances de l’Axe, les Américains utilisèrent cette méthode pour aider le Japon à se reconstruire et à muter : passer d’un régime théocratique à un régime démocratique n’allait pas de soi, l’opération aurait pu aboutir à des catastrophes. Ce ne fut pas le cas. Les Japonais, éberlués que leurs vainqueurs ne les réduisent pas en esclavage, découvrirent la méthode des petits pas et la rebaptisèrent « kaïzen », ce qui signifie littéralement : changement meilleur. Nous devons tous changer – en permanence et de nos jours plus que jamais. Comment le faire « pour le meilleur » ? Cette histoire nous le souffle : en adoptant la méthode des petits pas. Par un de ces amusants « retours à l’envoyeur » dont l’histoire a le secret, beaucoup de psychothérapeutes américains « découvrent » aujourd’hui le kaïzen japonais et s’émerveillent de son efficacité stupéfiante.
Après quatre jours au Centre Dürckheim, je ne suis plus moi. Ou, plutôt, j’ai l’impression d’être moi comme jamais. D’avoir été remise à l’endroit, de marcher vraiment, de respirer vraiment. Quelque chose comme un retour à l’essentiel qui rend impensable toute nouvelle fuite en avant. J’existe, j’en suis consciente, cette action en soi me suffit pour ne pas ressentir le besoin d’en accumuler dix en même temps. Mais, ce que je peux ici, dans l’atmosphère paisible et bienveillante du centre, est-ce que je le pourrai chez moi, à Paris, dans ma vie rythmée par les impératifs, les délais et par les agitations de la foule stressée ? J’en doute sérieusement. Et j’ai raison. De retour dans mon quotidien, je me sens tortue dans un monde de lièvres. Non pas trop lente, mais trop tranquille. Cependant, comme la tortue de la fable, je continue à mon rythme, en toute quiétude. Et dois bien constater que j’arrive à temps, boucle mon travail dans les délais, fait ce que j’ai à faire : La Fontaine avait vu juste. Sinon qu’il ne suffit pas de partir à point pour tenir à son rythme dans un monde en accéléré : il faut accepter de choisir. Renoncer. Au travail, savoir déléguer et « procrastiner » : ce n’est pas parce qu’un dossier n’est pas traité dans la minute qu’il va m’exploser à la figure…
Dans la vie privée, sortir moins et s’asseoir plus. Un travail de révision des priorités s’impose, une sélection des désirs devient indispensable. L’heure est aux renoncements nécessaires. Tout cela, je le savais, au fond, j’en connaissais la nécessité. Mais, grâce à cette « voie de l’action », désormais, je le ressens. Cela ne passe plus par la tête, mais par le corps, et la nuance est radicale. Par un retour sur le ressenti et sur la respiration, tous ces choix, à ma grande surprise, se font presque d’eux-mêmes. Souvent, la tentation du « toujours plus » me reprend. Ma cadence s’accélère pour se caler sur celles des autres et, bientôt, pour tenter de les dépasser. La différence, c’est qu’à présent je m’en rends compte. Et je sais qu’il ne tient qu’à moi de retrouver mon rythme. Ralentir. Bien faire ce pas. Puis ce pas. Tout reprendre à zéro. Ne pas me dépêcher de faire la cuisine pour passer rapidement à table, pour aller me coucher tôt… Non : aimer préparer le repas, vivre chaque geste, savourer. La lenteur est sensuelle, rappelle Milan Kundera. Sur le chemin de l’école, ne plus dire à ma fille : « Vite, dépêche- toi, on va être en retard. » Non, vivre ce moment avec elle. Quitte à partir plus tôt pour pouvoir oublier l’heure. Et relire Montaigne : « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moi. » Et à nous. À ce qui est là. La sensation d’urgence cède tout naturellement la place au plaisir. Mais, à cette volupté, se substitue encore souvent la jouissance de l’urgence. Je me remets à penser qu’il y a trop à lire, à voir, à entendre, à apprendre pour se permettre la lenteur. De nouveau, je doute : ralentir ? Pour quoi faire ? « Posez-vous la question, suggère Jacques Castermane : “Suis-je né pour aller vite ? Pour me lever vite, me doucher vite, déjeuner vite, partir vite au travail ? Et pourquoi finalement ? Pour arriver vite au cimetière ?” À vous de voir. »
Mais je n’ai pas que cela à faire. Allongée sur ce divan durant quarante-cinq minutes, en pleine
journée, ce n’est pas la position que je préfère. Enfant, j’ai vu mes parents constamment debout ou à
table. Eux-mêmes n’ont jamais vu leurs parents vivre autrement qu’en pleine action. « Il y a toujours
quelque chose à faire », répétait ma grand-mère, et « Ne flânent que les bons à rien ». Dotée de cet
héritage, je suis en effervescence dans Paris, ce « refuge pour les infirmes du temps présent », et dans
cette époque, qui a fait de l’urgence un mode de vie.
Dans une société qui confond vitesse et précipitation, les plus lents et les moins réactifs sont
suspectés de freiner la marche du progrès. « Derrière le mythe de l’urgence, il y a la garantie du
dépassement, de l’extrême limite, de l’excellence, de la performance, et pour ainsi dire de l’héroïsme
», remarque la sociologue et psychologue Nicole Aubert. Alors j’accélère, et joyeusement. Un
sentiment de puissance m’étreint : je tiens mon temps par les rênes, je le dompte et le maîtrise. Pour
un peu, je pourrais le compresser, l’écraser… le tuer.
Pierre Niox, « l’homme pressé » de l’écrivain Paul Morand, se plaignait de ne pouvoir faire qu’une
seule chose à la fois, « ce qui nous retarde tellement ». C’était dans les années 1940. Moi, j’ai mon
téléphone portable, mon ordinateur, mes messageries…, technologie mise au service de mes
fantasmes de démultiplication. Me voici dans la peau d’une sorte de Vishnou spatio-temporelle,
capable de réaliser de multiples tâches dans l’instantanéité, ou presque, de mes désirs. Pouvoir tout
faire, ne renoncer à rien, jouir du maximum : je ne doute pas que des fantasmes de toute-puissance
sous-tendent mes pics d’accélération. « Je vais vite, très vite/J’suis une comète humaine
universelle/Je traverse le temps », chantait, il y a quinze ans, avec Noir Désir, une génération (la
mienne !) insolente d’aspirations. Cet Homme pressé est devenu l’hymne de l’individu moderne
dans toute sa prétention à profiter de l’existence à la puissance mille. Pourtant, comment profiter de
quoi que ce soit, à ce rythme ?