jeudi 23 avril 2020

Etre (entre 4) mûr...


INTRA MUROS 1 par Gilles Farcet
Dimanche 19 avril 2020
Comme tout le monde ou presque, en ce temps de confinement, il était chez lui. Le dimanche s’annonçait pluvieux après des jours de gloire ensoleillée. La veille au soir, il avait marché dans la lumière inouïe qui inondait les champs, transfigurait ce paysage plat qui depuis plus d’un mois constituait son seul horizon. Le climat était au silence, à la retenue, à l’humilité face à l’inconnu plus que jamais sensible.
Et ce dimanche matin le voyait comme chaque matin assis parmi la beauté qui l’entourait , encerclé de grandes présences dont les quelques photos, livres et souvenirs matériels qu’il avait sous les yeux n’étaient que les signes visibles.
Vrai-faux casanier, sédentaire habitué à migrer d’un lieu à l’autre, à partir pour mieux revenir et revenir pour mieux partir, il n’aimait pas se voir restreint dans ses mouvements, privé des alternances qui rythmaient sa vie depuis sa jeunesse. Vieil ours grégaire, n’aimant rien temps que vivre quelque temps terré en la seule compagnie de sa plus proche, il ne se retranchait ordinairement que pour mieux ensuite se livrer en pâture à un certain nombre d’autres et ces autres lui manquaient, leur présence physique lui manquait, la réalité tangible, charnelle des émanations mêlées, des vibrations qui s’entrechoquent, des tablées où les verres tintent pour de vrai et où les odeurs aguichent. Usager détendu des outils connectés, il avait peu le goût des espaces virtuels. Les autres lui manquaient, les autres en tant qu’humains mais aussi en tant que lieux momentanément non accessibles : ces ruelles de son village, pourtant guère éloigné des champs où il demeurait et cependant jusqu’à nouvel ordre interdites à ses pas ; l’autre maison, celle de son enfance et de ses ancêtres, désormais vouée aux amis et qui en ce moment attendait, rongeait paisiblement son frein, calme, muette. Elle en avait vu bien d’autres. Et les rues de sa ville, Paris, dont il se nourrissait à intervalles réguliers, aspirant par tous les pores la substance des foules pressées, des cafés bondés, des brasseries bruyantes, des rades de quartier bon enfant, se repaissant des noms de rue apposés sur les plaques bleues, de la diversité des arrondissements traversés comme autant d’univers.

Il n’aimait plus guère voyager, se plier aux rituels de plus en plus lourds et mornes des transports, des formalités. Mais il goûtait avec ferveur l’approfondissement continu de sa relation avec quelques paysages, quelques lieux, quelques périmètres choisis.
Et voilà que cela, comme à tant d’autres si moins bien lotis que lui, lui était momentanément refusé. C’était ainsi , oui et la merveille était qu’il pouvait pleinement vivre ce manque, s’ouvrir à lui, le laisser le travailler jusque dans ses rêves où il frayait avec des foules ,sans s’en éprouver fondamentalement affecté, juste parce que c’était ainsi. Il y avait un manque, un manque bien réel qui d’ailleurs ne le surprenait pas, parce qu’il se connaissait un peu, et cependant rien ne lui manquait, tout était tissé de gratitude, de quasi sidération à la contemplation de sa bonne fortune, de tout ce qui lui était donné.
En ce début de dimanche pluvieux, il se trouvait chez lui , cerné par la beauté, encerclé de grandes présences, sans compter celle de sa partenaire de vie et de l’une des deux enfants désormais grande qu’il avait tant bien que mal élevé. Une brassée d’autres lui manquait, il avait peu de goût pour l’altérité virtuelle, les contacts décharnés et néanmoins bienvenus qu’offraient nos précieux écrans.
Et la vérité n’en était pas moins que rien ne lui manquait. Allez comprendre.

-----

1 commentaire:

Suzanne a dit…

Oui, c'est exactement cela : trouver un équilibre entre les manques de vrais contacts et la gratitude de savoir reconnaître toutes les richesses dont nous sommes pourvus et que nous ne voyons peut être pas forcément en temps ordinaire.
Merci de ce partage qui met des mots sur ce que je ressens actuellement.

Suzanne.