Après quelques essais timides en fin d'année, l'hiver s'est bien installé cette fois : branches nues tendues de leur habituelle façon mélodramatique vers le ciel gris et lourd ; terre noire, avec ici et là quelques touffes d'herbe jaunies par la neige ; manque d'entrain et soirées trop longues : même le silence de la salle de méditation semble parfois pesant, comme sous le poids de l'obscurité qui nous entoure. Comme une envie d'hiberner, de se laisser porter par l'immobilité. Et pourtant... il suffit d'un peu de résolution, d'une bonne épaisseur de vêtements, écharpe et grosse veste, gants et bonnet, de quelques pas dans la forêt et surtout d'un œil attentif. Alors vous apercevrez quelques signes, oh très légers, qui disent que cette immobilité du monde et du temps n'est qu'apparente. Ici un minuscule bourgeon, osant à peine se détacher de sa branche, là, effleurant la terre, une jeune pousse, brin d'herbe ou perce-neige, on ne sait encore, montre le bout de son nez et, au bout de leurs aiguilles, quelques pins ont une petite poussée verte, de ce vert tendre et doux, prometteur de parfums et de brumes. « De commencement en commencement... », dit un Père de l'Église.
Aujourd'hui, toute la forêt me le rappelle : il n'y a rien de figé, rien de terminé ; le monde renaît à chaque instant, il n'y a que des commencements. Malheureusement je ne les vois pas souvent, car je ne regarde plus vraiment. Dans notre maison de pierre blottie au creux de la montagne, j'ai vécu de nombreux hivers avec leur mois de janvier qui doucement nous emmène vers la lumière, alors... je ne regarde plus. Je regarde le calendrier qui m'indique la continuité, mais je ne vois plus rien de ce qui apparaît sous mon nez et illumine le monde. Ces petits bouts de vert, ces merveilleuses promesses pourtant me le disent : le monde vient de naître ! Réveille-toi ! Ouvre les yeux, ouvre le cœur... ! Je promène avec moi une grosse valise pleine de souvenirs, de projets, de moments joyeux ou tristes et certains jours tout cela tourne dans ma tête, me rendant aveugle au monde et à son éclat, insensible à sa beauté...
Ah ! Lâcher un peu ma vie pour m'ouvrir à ce qui est là, apparu juste à l'instant, ce que je n'ai encore jamais vu, car aucun hiver ne se ressemble lorsque le regard est tout neuf. Aucun arbre ne frémit dans le vent sans changer imperceptiblement la forêt, aucun rocher ne se pare de soleil et d'ombre sans changer la mousse qui le pare ; aucune goutte d'eau ne reflète une paillette de lumière sans changer la lumière de toutes les rivières. Ce que cet instant contient, il m'appartient de le regarder et le découvrir, parce que tout ce que j'ai vu, tous ces hivers passés, tout ce que je sais du jeu des saisons, pâlit devant lui. Cet instant-ci n'a jamais été vécu, il m'est occasion de contempler la splendeur du monde, de pénétrer sa danse. Ce regard m'ouvre au changement parce qu'il ouvre mon cœur. Infini de cet instant, infini du cœur qui lui répond. Ou bien est-ce le cœur sans limites qui permet cette aspiration ? Plutôt une rencontre de deux infinis. Cœur et monde se retrouvent, se relient ; ma fragilité devient sienne, et sa force devient mienne. Je respire avec l'arbre, je joue avec la rivière, je me creuse avec la pierre... Le monde est aussi vaste que ce bourgeon fragile qui contient tant de promesses et aussi fragile que ces rochers qui naissent de la terre. De commencement en commencement, le monde révèle la merveille et mon cœur est gratitude.
Joshin Luce Bachoux est nonne bouddhiste, elle anime la Demeure sans limites, temple zen et lieu de retraite à Saint-Agrève, en Ardèche. Auteure de Tout ce qui compte en cet instant, chez Points Vivre.
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