Je partage ici quelques réflexions , qui éventuellement trouveront leur place dans un prochain ouvrage, autour de la fonction de « transmetteur » vue de l’intérieur, du point de vue, précisément, du transmetteur. Il y aura plusieurs épisodes.
Episode 1
TDD ET TDI (deux types de contrat en matière de transmission spirituelle)
Je dis parfois qu’en matière de transmission spirituelle , il existe deux types de contrats entre élèves et enseignants : la TDD et la TDI.
La TDD, c’est la transmission à durée déterminée et c’est , de très loin, aujourd’hui, la plus répandue, celle qui se fait au travers de stages, séminaires et conférences n’impliquant pas de suivi à long terme.
On le sait, sur le marché du travail, un contrat à durée déterminée engage peu de part et d’autre.
Une fois le temps prévu pour la mission écoulé, à moins d’un éventuel renouvellement du contrat pour de nouveau une durée déterminée, employé et employeur vont chacun leur chemin. Pas de départ à négocier, de rupture conventionnelle… C’est d’ailleurs la souplesse de cette formule , l’impression de liberté qu’elle peut donner à l’employé comme à l’employeur, qui lui confère son côté attractif.
« Le marché du spirituel » - cette expression n’étant pas péjorative si on considère qu’elle fait simplement référence à un contexte d’offre et de demande- fonctionne majoritairement par TDD : conférences, ateliers, séminaires, éventuellement cycle de séminaires…
Et puis il y a la TDI, la transmission à durée indéterminée, dans laquelle enseignant et élève, à l’issue d’une nécessaire et saine période d’essai , s’engagent l’un vis à vis de l’autre sans limite de temps - ce qui , fort heureusement n’exclut pas la possibilité d’une séparation mais confère un autre contexte à la collaboration , avec davantage de responsabilité et d’obligation de part et d’autre.
Le fait est que les instructeurs exerçant dans le cadre d’une « TDI »ne sont aujourd’hui pas légion.
Chaque fois ou presque que j’entends parler d’un enseignant ou d’une enseignante spirituelle, je comprends assez vite que la personne en question se garde bien de prendre des « élèves » ; tout au plus rencontre-t-elle dans un cadre très circonscrit des participants ponctuels ou habitués de ses stages et séminaires.
Beaucoup revendiquent ce fonctionnement comme une marque et une garantie de liberté; c’est le cas des « éveillés » qui se plaisent à répéter qu’ils n’ont pas d’élèves, pas d’enseignement, ne s’inscrivent eux mêmes dans aucune tradition. Nombre d’entre eux tiennent même la relation de type « TDI » comme intrinsèquement infantile et aliénante.
D’autres, rares il faut le dire, ne nient pas l’importance de la fonction d’instructeur accompagnant mais assument avec honnêteté de ne pas vouloir l’exercer, sans doute parce qu’ils ne s’y sentent pas appelés et aussi parce qu’ils en mesurent l’exigence.
Le fait que, en ce qui me concerne, j’exerce ma fonction dans une perspective de type TDI ne me confère à mes propres yeux aucun mérite particulier. C’est ma place dans l’ensemble, mon rôle, voilà tout. Un rôle qui m’est échu échu selon des courants bien au delà des limites de mon entendement et de ma volonté ; et un rôle que je m’estime privilégié de tenir.
Il n’en reste pas moins que ce rôle de transmetteur à durée indéterminée a ses exigences bien spécifiques sur lesquelles il me paraît intéressant de s’arrêter.
Cette exigence, de prime abord, ne saute pas aux yeux si l’on s’attache à la figure du « maître » adulé dont la parole est loi.
Sans parler des figures régnant sur des mouvements de type plus ou moins sectaire avec tout ce que cela peut comporter, nombre d’enseignants respectés et respectables présentent pas mal d’attributs ordinaires de la « réussite ».
Dans Imagine, film documentaire qui lui a été consacré après sa mort, on voit John Lennon raconter avec humour s’être dit en voyant à la télévision Elvis Presley face à une meute de filles hurlantes en adoration : « Ça c’est un bon boulot » ! Pour ensuite, une fois devenu lui même une star, en partie déchanter face aux pressions inhérentes à un tel statut.
Un instructeur spirituel ne se trouve pas dans une situation proportionnellement comparable à celle d’un Lennon ou d’un Presley- si l’on excepte les « gourous » rock star avec Rolls Royces et foules subjuguées dans des salles immenses.
Reste que ce qui pourrait à partir d’une vision de surface faire envie dans cette fonction mérite un examen plus attentif.
Prenons à titre d’illustration la position d’un enseignant spirituel dont je peux affirmer avoir été très proche, Arnaud Desjardins. Sa situation avait, de l’extérieur, de quoi faire envie, notamment les quinze dernières années de son existence, où il présidait à la destinée d’un imposant et magnifique ashram dont il était le dirigeant incontesté, à la tête d’une équipe toute disposée à servir son œuvre et à lui faciliter la tâche au quotidien.
Sa situation, celle d’une personne en position objective de pouvoir, de fait admirée et respectée, régnant sur un cadre splendide, avait une dimension majestueuse. D’aucuns, avec un regard critique, compréhensible mais disons le assez hâtif et superficiel, ont pu parler de « cour » et de « monarque » en visitant ce bel ashram.
C’était pourtant à bien des égards, je fais partie de ceux bien placés pour en témoigner, une position sinon de servitude du moins de service, d’une exigence que l’on a peine à se représenter.
Fort de sa notoriété et de son rayonnement, Arnaud aurait facilement pu opter pour le mode TDD, se dispenser d’Hauteville et de toute la charge que ce lieu entraînait. Donnant chaque mois un séminaire de week end aux quatre coins du monde, il aurait profité, sans avoir à en assumer le poids, de beaux endroits où il aurait été reçu avec les honneurs. Il aurait bien gagné sa vie en dispensant la bonne parole , avec tout le loisir de mener le reste du temps une existence tranquille et reposante.
Au lieu de quoi, il s’est d’abord littéralement épuisé les neuf premières années de son activité d’enseignant au Bost. Après la période intermédiaire de Font d’Isère, ashram plus grand mais de dimension encore restreinte, il prit sur lui à soixante dix ans de fonder un grand lieu pour y accueillir beaucoup plus de personnes, tout en pouvant, notamment par le recours à des collaborateurs élèves de longue date, dont j’ai fait partie, continuer à proposer une forme de « travail » suivi à celles et ceux qui le demandaient.
Quoique ne pouvant encore mesurer, à l’époque, toute la terrible exigence de sa consécration à cet ashram, j’ai été aux premières loges pour en avoir un aperçu.
A quatre vingt ans, Arnaud menait à maints égards la vie d’un chef d’entreprise de quarante ans, lequel, qui plus est, se serait montré exceptionnellement attentif au bien être et au déploiement aussi bien de ses clients que de chacun de ses employés. J’ai parfois vu Arnaud très fatigué, j’oserais même dire « stressé ». Pas au sens émotionnel mais objectif du terme. Un organisme psycho physique à qui une grosse pression est durablement imposée ne pourra qu’en être affecté, même si cela ne donne lieu à aucun refus et à aucune appropriation, autrement dit même si l’on n’en rajoute pas.
Bien sûr, Arnaud avait fait les choses à sa dimension, en grand.
Sa vocation propre, au final, même s’il avait tenté de se faire oublier au Bost, n’était pas, après avoir témoigné de la sagesse pour des millions de personnes à la télévision, de transmettre sur une petite échelle - tout étant relatif : il n’a jamais cherché à atteindre en tant qu’enseignant spirituel la notoriété de certains gourous planétaires drainant des adeptes - à ce stade peut on encore parler d’élèves ? - par dizaines , voire centaines de milliers. Arnaud se situait dans cette zone intermédiaire très délicate où il demeurait possible à ceux qui le souhaitaient de l’approcher, de lui poser des questions, de bénéficier de son attention sans qu’il lui soit encore possible de suivre de près toutes les personnes venant à l’ashram, cette fonction étant déléguée à ses collaborateurs.
Avec l’ashram d’Hauteville, Arnaud a fait oeuvre de bodhisattva, voué à être instrument du bien pour un maximum de personnes. Il l’a fait au détriment d’une existence plus tranquille et conforme à son âge, de sa santé souvent, même s’il avait une solide constitution.
Je ne suis pas un bodhisattva. Tout au plus un homme de bonne volonté - ou alors un bodhisattva de quartier !
Ma propre situation aujourd’hui en tant qu’enseignant est modeste et de dimension familiale, avec vocation de le demeurer.
J’ai beaucoup apprécié de me voir un jour qualifié de « petit joueur » par une connaissance qui s’enquérait avec insistance de la nature de mes activités et du nombre de nos élèves.
Petit joueur je suis et entends bien rester, ce qui ne me dispense pas des règles et exigences du jeu.
Il ne se passe pas une journée dans l’exercice de ma fonction sans que je me souvienne de la consécration d’Arnaud, avec une perspective affutée par mon expérience. Car, indépendamment de l’échelle à laquelle elles s’appliquent, les lois à l’œuvre sont les mêmes.
Le fait d’être désormais responsable à plein titre d’une sangha m’amène à considérer d’un œil nouveau et beaucoup plus averti bien des choses dont j’ai été témoin lors de mes années de collaboration auprès de mon « ami spirituel ».
Je le revois me disant parfois, sur le ton d’un constat : « la plupart des gens qui viennent ici ne se représentent pas du tout ce qu’implique la direction d’un ashram, tout ce dont il faut s’occuper, tout ce qu’il y a à prendre en compte… »
A suivre ….
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