La méditation, au-delà du sens et du non-sens Il arrive un moment où l'assise quotidienne n'est plus une obligation, mais devient une nécessité impérieuse : retrouver, se retrouver en ce vrai soi-même. Renouer, rétablir le contact avec ce qu'il est impossible de définir. Lorsqu'on lâche toute initiative, toute présomption à être le maître d’œuvre de quoi que ce soit, ce moment précieux où le moi cesse toute activité et constate que tout s'organise selon une conjonction de facteurs qui nous échappent, est peut-être le moment clef de la pratique, ce moment où naît une autre forme de compréhension.
Jacques Castermane, sans utiliser de périphrases, nomme cela : « l'infaisable »... parvenir à ce point de bascule où nous sommes étonnés de ce qui arrive, étonnés de ce qui apparaît. C'est peut-être cet appel-là que nous ressentons dans la nécessité de nous assoir, ce que les marins intitulent : « l'appel du grand large ». Un moment où l'on devient plus vaste que soi-même parce que l'on n'est plus identifié à ce que l'on fait. Le moi largue les amarres et constate qu'il ne commande pas au vent, il s'accorde de la manière la plus juste qui soit avec ce qui ne dépend pas de lui. Au moment où l'on réalise que nous ne pouvons pas faire zazen, que nous ne pouvons pas construire l'immobilité, que nous ne pouvons pas élaborer la tenue, que nous ne pouvons pas contraindre la respiration, quelque chose de majeur se passe. Ce n'est pas que les phénomènes cités soient autres, c'est que notre manière de les appréhender se transforme. Se laisser embarquer par ce que l'on ne peut pas faire, devenir ce que l'on ne peut pas faire, devient la réponse ultime à ce koan posé par Dürckheim : « Subordonner notre vie à un sens au-delà de tout sens ». Pourquoi un koan ? Parce qu'il nous semble impossible de trouver quel est ce sens en dehors de l'expérience : celle de se sentir basculer dans l'infaisable, se sentir être agi par quelque chose d'autre que le moi et s'en étonner.
C'est-à-dire remplacer le besoin de donner du sens par le goût du vivant, investir pleinement l'intimité avec ce vivant sans pour autant chercher à savoir ce qu'il est. Cette manière d'envisager la méditation bouleverse considérablement toutes les idées préconçues qui consistent à croire que la voie va donner du sens à notre existence. Le besoin de sens, n'est en fait qu'un besoin de cohérence du moi face au non-sens de certains événements de la vie. En effet, nous sommes soucieux de maintenir une certaine cohérence dans nos vies, un certain équilibre orchestré de préférence de manière positive. Toute rupture au sein de ce projet, introduit du non-sens. Attendre de zazen le maintien de cette cohérence est une fausse route.
Aucune cohérence n'est proposée par la pratique et s'est bien la raison qui nous pousse à dire, lorsque nous sommes soumis à de longues heures d'assise : « Mais qu'est ce que je fous là, ça n'a pas de sens ? » Voilà une remarque bien légitime pour l'ego, la …….... pratique n'a aucun sens pour l'entendement. Tous les exercices qui nous sont proposés sur la voie ont un caractère absurde pour le moi, il nous faut donc apprendre à retrouver le vrai soi même au cœur de l'incohérence, ressentir la plénitude au cœur de la précarité. « Lorsque malgré la pauvreté matérielle, on se sent riche, ou plein de force en dépit d'une faiblesse, ou encore abandonné de tous on éprouve un sentiment de contact... devenir attentif à ces divergences est un élément important du travail sur la voie » (K. G. Dürckheim).
Il est important de mettre en valeur ce contact dont parle Dürckheim, cette proximité, voire cette union avec ce qu'on laisse être présent et que d'ordinaire nous considérons comme absent : l'indicible, justement parce que nous avons renoncé à faire quelque chose ou à modifier le cours des choses. Lorsque la tension entre soi et l'activité en cours s'estompe, entre soi-même et la simple pratique, peut apparaître ce dont on se sent riche et fort : la plénitude, l'ordre et l'unité. N'existe plus alors cette opposition entre le non-sens d'une situation et le sens qu'on souhaiterait lui donner, la plénitude s'est substituée au défaut d'être provoqué par les événements de la vie. Le sens auquel Dürckheim nous invite à subordonner notre vie exige de nous laisser travailler davantage par le « comment » que par le « pourquoi ». Le « pourquoi » cherche une réponse à l'extérieur dont le moi cherche à s'emparer d'une manière dogmatique et définitive, le « comment » s'ouvre sur un processus qu'il nous faut assumer par nous-mêmes et qui nous laisse sur le mode interrogatif, donc dans une absence de sens.
On peut s'assoir définitivement sur un « pourquoi », un « comment » nous maintient dans une activité qui ne cesse jamais de s'accomplir. Le « comment » ne nous rassure pas, il nous maintient à fleur du vivant. Il arrive souvent à Jacques Castermane de dire ceci : « Je respire et je n'y suis pour rien ». Cela revient à dire : « Je vis et je n'y suis pour rien »... « je vois et je n'y suis pour rien... ». Cette assertion a un caractère irréfutable, indiscutable et, telle une évidence, il nous est impossible de la remettre en cause. Cela s'impose comme une réalité sans que celle-ci n'ait besoin d'aucune preuve. Revenir sur cette évidence, je respire et je n'y suis pour rien, n'a pas pour but d'en faire quelque chose et surtout pas celui de donner du sens. Ce qui va tout changer, c'est la relation que nous allons entretenir avec cette évidence, c'est-à-dire « comment » nous allons nous en remettre au caractère inconnaissable de la vie. Quelle sera la qualité du contact que nous allons établir avec l'inappropriable ? Voilà une œuvre à réinventer chaque jour. La nécessité impérieuse qui nous pousse à pratiquer chaque jour est directement en lien avec ce besoin d'affiner la qualité du contact avec ce qui sous-tend notre vie. Se sentir riche de ce contact intime avec la vie est peut-être l'une des principales ressources dans lesquelles il nous faudra puiser au cœur de l'instabilité mondiale où nous nous trouvons.
Dominique Durand
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