C’est difficile, vraiment difficile : je m’efforce de ne pas laisser s’échapper les mots qui se bousculent dans ma tête. Je suis en colère, très en colère après cette personne en face de moi, qui vient de me dire des choses blessantes que je trouve injustes. « On m’attaque ! » dit une voix à l’intérieur de moi, qui mobilise toutes mes défenses. Je suis prête à être moi aussi injuste, à blesser, à faire mal avec mes mots. Je la connais bien, je sais ce qui la touche et je sens combien ce serait « facile » de faire mal à mon tour.
Je ne peux pas grand-chose sur les pensées toutes noires et pointues qui m’ont envahie, mais je garde la bouche résolument close.
La journée avait pourtant bien commencé : matin de gel blanc et or, et, près du bassin, des mésanges gracieuses qui échangeaient des nouvelles. Une matinée qui donnait envie de travailler à l’extérieur, aussi fut-il décidé de ranger la cabane à bois, de trier et de jeter, ce qui laisse toujours un petit goût agréable de travail accompli. Mais les choses se gâtèrent quant à ce qu’il fallait ou non garder, dérapèrent avec des « Ho ! toi, tu veux toujours… » et des « En tout cas, ce n’est pas moi qui… », réveillant de vieux arguments trop souvent entendus, jusqu’à ce que, le ton montant, les accusations deviennent personnelles, nous jetant l’une contre l’autre à la recherche de ce qui fera gagner, gagner sur l’autre qui a tort, qu’il faut faire taire une bonne fois.
Tout à coup, je m’aperçois de ce que je fais : je sens la colère qui me brûle, mon corps entier en est envahi : épaules raides, nuque contractée, poings serrés. Les yeux étrécis, je ne vois plus rien d’autre que cette ennemie en face de moi ; mon cœur bat à toute allure, et ma respiration superficielle me laisse presque haletante… la colère est un fardeau qui m’écrase sous son poids ; j’étouffe, il me faut de l’air pour qu’elle se dissolve, qu’elle s’envole.
D’abord respirer : je me concentre sur l’air qui pénètre mes poumons, mes épaules se relâchent, j’expire et mes mains s’ouvrent.
Je sais, même si je ne suis pas toujours prête à le reconnaître, qu’il y a un élément plaisant dans cette émotion : je me sens pleinement vivante, je me remplis moi-même ; le moment a une intensité vibrante, comme un feu d’artifice. La colère est d’abord passionnante, elle me prête une force tout à fait illusoire.
Car je sais aussi, d’amère expérience, que blesser l’autre, c’est me blesser moi-même. Tout à l’heure, demain ou plus tard, je tressaillirai de honte au souvenir de ma voix, de mes paroles. Je souhaiterai de toutes mes forces que cela n’ait pas eu lieu, que je n’aie pas dit ces mots terribles. Pourquoi n’ai-je pas su garder mon calme, ou quitter la scène avant de me laisser aller à cette violence ? Car c’est bien de violence qu’il s’agit : violence des mots qui deviennent des armes, violence de la voix qui s’élève pour couvrir celle de l’autre, violence du corps qui cherche à intimider.
Respirer : je me détends, et je vois, en miroir, l’autre personne se détendre aussi. Je me sens plus légère, je reprends conscience de la terre sous mes pieds, du grand ciel au-dessus de ma tête. La colère m’avait coupé de l’extérieur, m’enfermant en moi-même, dans mon petit enfer privé ! Mes mains s’ouvrent, mes mâchoires se desserrent, je me sens délivrée comme après une maladie. Mon esprit a lâché prise, et c’est mon corps et ma respiration qui m’ont fait revenir au soleil de cette matinée. L’air légèrement honteux, je tente un petit sourire…
Joshin Luce Bachoux, nonne bouddhiste, elle anime la Demeure sans limites, temple zen et lieu de retraite à Saint-Agrève, en Ardèche.
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