On la tient quelques instants, puis elle s’échappe : où est passée notre attention ? Quelle est cette qualité de présence qui manque tant au monde contemporain ? Pour entrer dans l’Avent, explorons les profondeurs de cette faculté de l’attente, accompagnés par la philosophe Simone Weil.
« Toute chose autour de nous mendie notre attention, de l’oiseau au coucher de soleil, constate Martin Steffens. Et l’attention que nous leur prêtons est un acte de responsabilité : si je n’y suis pas attentif, la chose n’existe pas pour moi, et à force de ne plus exister pour moi, elle risque de ne plus exister du tout », redoute-t-il, évoquant la crise écologique.
Appliquée aux autres, « l’attention est la forme la plus pure de la générosité », écrit Simone Weil, qui dit aussi dans De l’attention (Omnia) : « Les malheureux n’ont pas besoin d’autres choses en ce monde que d’hommes capables de faire attention à eux. La capacité de faire attention à un malheureux est chose très rare et très difficile ; c’est presque un miracle, c’est un miracle. La chaleur, l’élan du cœur, la pitié n’y suffisent pas. » Cette attention à l’autre se résume pour la philosophe à « être capable de demander : “quel est ton tourment ?” ». « Pour cela, il est suffisant mais indispensable de savoir poser sur lui un certain regard. Ce regard est d’abord un regard attentif, où l’âme se vide de tout contenu propre pour recevoir en elle-même l’être qu’elle regarde tel qu’il est, dans toute sa vérité », poursuit-elle. Pour Martin Steffens, une autre figure de l’attention est celle qu’un père ou une mère porte à son jeune enfant qui le sollicite et lui demande de « sortir de ses distractions pour entrer dans son univers et poser un regard sur lui ».
Mais l’attention est aussi une éthique, nécessaire pour agir bien. « Quand Jésus, sur la Croix, demande au Père le pardon de ceux qui l’ont mis à mort “parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font” (Luc 23, 34), que cherche-t-il ? », interroge Martin Steffens. Il pointe le « péché-racine : le manque d’attention ». « Il suffisait en effet, pour ne pas prendre part à la crucifixion de l’innocent, d’être attentif. Et il est grave de ne l’avoir pas été. »
« Un quart d’heure d’attention vaut beaucoup de bonnes œuvres »
Las, l’attention semble hors de portée dans nos journées bien remplies, d’abord occupées par l’action. « Nous avons sans doute davantage été attentifs que nous ne le pensons », rassure Martin Steffens. « C’est l’Évangile du jugement dernier de Matthieu (25, 35-46) : “J’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli (…).” Ici les justes sont étonnés, ils répondent : “Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu… ? Tu avais donc faim, et nous t’avons nourri ? Tu avais soif, et nous t’avons donné à boire ? Tu étais un étranger, et nous t’avons accueilli ?” Ils sont étonnés parce que lorsque nous faisons le bien nous sommes tellement ajustés à la situation que cela est indolore, nous ne le sentons pas, telle Sonia dans Crime et châtiment, qui se trouve parfaitement à sa place aux côtés de Raskolnikov. » D’autre part, nul besoin de longues heures d’attention, celle-ci est par essence fugace, elle se « prête » et « un quart d’heure d’attention vaut beaucoup de bonnes œuvres », écrivait Simone Weil.
Mais même quelques minutes d’attention semblent parfois hors de portée. Car « il y a quelque chose dans notre âme qui répugne à la véritable attention beaucoup plus violemment que la chair répugne à la fatigue », constate Simone Weil. L’attention relève donc de la « grâce » pour Martin Steffens. Comment y parvenir ? « Savoir qu’on est inattentif, c’est déjà ne plus l’être. C’est s’être soudain réveillé, mais sans savoir exactement comment », ébauche Martin Steffens. En outre, nous pouvons au moins « être bien disposé, par exemple en prenant parfois la décision de prendre du temps pour ne rien faire, être à l’écoute, bref suspendre son action pour regarder un peu ».
Se libérer des sollicitations permanentes
Il ne peut être question de « muscler l’attention », puisque celle-ci n’est pas affaire de concentration et d’effort. D’ailleurs, Simone Weil remarque que l’attention ne fatigue pas, au contraire, « quand la fatigue se fait sentir, l’attention n’est presque plus possible, à moins qu’on soit déjà bien exercé ; il vaut mieux alors s’abandonner, chercher une détente, puis un peu plus tard recommencer, se déprendre et se reprendre comme on inspire et expire ». L’attention est bien davantage une histoire d’équilibre.
Spécialiste du sujet, le neuroscientifique Jean-Philippe Lachaux prend l’image du funambule pour la décrire : lorsque notre attention est sollicitée, nous sommes comme sur une poutre, en proie à des forces qui nous poussent à la chute. Il faut prendre conscience de ces forces et des signaux d’inattention que notre corps nous envoie afin de maintenir l’équilibre.
S’il est impossible de forcer l’attention, la coach Anne de Pomereu préconise plutôt, pour « l’empêcher de s’échapper », de mettre en place des pare-feu : éteindre son portable, fermer sa boîte mail pendant un temps donné par exemple. « Il est très difficile et coûteux de se discipliner pour être attentif, il faut plutôt libérer notre volonté et mettre en place des garde-fous dans son environnement. C’est précisément le rôle des règles monastiques autour du silence, des horaires, de la solitude ! Celles-ci rendent possible la prière malgré les distractions et le bruit intérieur. » Or l’attention « tournée vers Dieu constitue la vraie prière », écrit Simone Weil. Elle en est la substance. Alors, quand elle devient prière, l’attention prend la forme d’une disponibilité à la vérité, d’une attente, dans une posture propre à l’Avent. « Chaque jour de l’Avent, un événement m’attend par quoi Jésus va naître, une Visitation a lieu chaque jour, croit Martin Steffens. Vais-je le voir ? Vais-je avoir la disposition d’esprit pour parvenir à y être attentif ? »
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Source: magazine La Vie
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