La fatigue qui nous guette n’est pas tant physique que psychologique, mais elle s’avère vaste, complexe, profonde. Elle provoque en effet lassitude, découragement, peur de l’avenir, repli sur soi. Un cortège de maux sans doute à attribuer à notre société matérialiste, de surconsommation, de performance, qui nie notre vulnérabilité et toute transcendance. Comment retrouver notre énergie ? Fabrice Midal nous invite à puiser dans la sagesse des Anciens afin de redevenir plus vivants.
Notre fatigue n’est pas tant physique que psychologique. Comment se manifeste-t-elle ?
Cette fatigue psychologique, que je préfère nommer découragement, prend deux visages. La première forme, la plus évidente, nous rend sans tonus, sans allant. Mais la seconde, plus masquée et plus difficile à débusquer, se caractérise par une hyperactivité, qui vient d’une volonté de tout contrôler, d’être parfait, performant. Ces deux écueils – démission ou instrumentalisation de soi – sont en réalité des impasses. Dans les deux cas, ce qui nous fait défaut est le mouvement de confiance dans la vie.
En quoi la volonté de contrôle est-elle problématique, selon vous ?
Nietzsche avait alerté sur une volonté de contrôle, d’élimination de l’incertitude, au nom d’un progrès, qui entraînerait une haine de la vie et nous détruirait. « Il faut avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse », écrit-il dans Ainsi parlait Zarathoustra. De quoi se plaignent les soignants, les enseignants, les chercheurs du CNRS qui viennent de signer une pétition contre leur nouveau système de gestion des missions ? Il y a certes un besoin de reconnaissance, d’une juste rémunération, mais ils pointent avant tout leurs conditions de travail, qui les empêchent de faire leur métier. Ils dénoncent le poids des protocoles, des procédures, de l’administratif, des cases à remplir… Notre société souffre de cette gestion devenue totalitaire qui nous déshumanise en tuant la rencontre, la créativité, la vie.
Ce phénomène est donc nouveau ?
Nous vivons actuellement un burn-out individuel et collectif. Le burn-out est une maladie nouvelle, ignorée de nos grands-parents, qui travaillaient souvent 12 h par jour ! Ils connaissaient bien la fatigue physique, l’angoisse des fins de mois, mais pas ce sentiment d’être coupé de la vie en soi. Nous sommes trop souvent prisonniers de notre image. Et pas seulement les jeunes qui s’exposent sur les réseaux sociaux ! Je rencontre aussi des grands-parents qui se comparent, qui ont peur de ne pas être assez bons, assez bien… Or si j’essaie de me conformer à une idée de moi-même, je me coupe de l’élan qui m’habite.
Ce marasme ambiant touche beaucoup les jeunes. Pourquoi eux-mêmes ont-ils perdu leur vitalité ?
Pour la première fois de l’humanité, nos jeunes ne trouvent pas leur place dans la société. Je crois qu’ils manquent de responsabilités. Jamais nous ne leur avons fait si peu confiance. Alors que le passé illustre le contraire : les généraux sous Louis XIV étaient très jeunes, par exemple. Sans doute faut-il aussi nous interroger sur l’enfance que nous leur faisons vivre. Du fait de l’insécurité, les parents préfèrent savoir leurs enfants à l’intérieur, devant un écran. Ils jouent moins. Or, pour grandir, on a besoin de l’expérience du réel : courir, se râper aux arbres, construire une cabane… Se développer harmonieusement suppose un double mouvement, la confiance secure et l’exploration, dont l’articulation permet à l’enfant d’être heureux.
Les écrans nous happent tous aujourd’hui… Notre lassitude n’est-elle pas également engendrée par notre manque de déconnexion ?
Nous recourons trop peu à notre système par défaut, dont les neurosciences ont montré qu’il joue un rôle majeur. Il s’active quand on ne fait rien, quand notre cerveau vagabonde, quand on laisse libre cours à nos pensées… Aujourd’hui, nous fuyons ces moments de vide, de silence, de rêverie, pourtant fondamentaux pour nous ressourcer. Pas étonnant que l’on soit fatigué ! Bergson appelle l’humanité à un sursaut de la dimension morale et mystique pour équilibrer les progrès matériels. Autrement, nous serions prisonniers d’un modèle mécanique, en particulier d’un rapport faussé au temps, qui nous coupe de l’expérience véritablement humaine, et par conséquent de la joie. N’est-ce pas ce que nous vivons ?
En quoi consiste cette expérience véritablement humaine ?
Cette expérience passe par la relation, qui est éminemment surprenante. Le découragement se surmonte par l’audace de redonner sa confiance. Rencontrer suppose d’être ouvert, prêt à se laisser déplacer, toucher, bouleverser… Elle impose de sortir radicalement de la gestion, de renoncer à tout contrôler. Alors la vie, qui est « surgissement de l’inattendu », pour reprendre les mots évocateurs de Bergson, peut se déployer. Elle incite à oser partir à l’aventure, à explorer, à ressentir… Voilà ce qui nous nourrit. Revenons au réel pour guérir de la fatigue. Il donne ! Il suffit de s’occuper de son jardin pour le mesurer.
Qu’est-ce qui indique que l’on a retrouvé ce mouvement de la vie ?
La joie est le signe que la vie a regagné du terrain. Quand nous sommes épuisés, nous entendons des injonctions contradictoires : « reprends-toi en main », sous-entendu « gère davantage », ou au contraire « lâche prise… ». Je propose de nous foutre la paix et de redevenir humains ! Où est-ce que je me torture ? Comme en cas de fuite d’eau, il faut commencer par identifier le problème. Notre problème se résume souvent dans cette volonté de tout contrôler, d’être performant, de tout réussir. Tout l’enjeu consiste à retrouver notre unité profonde. Cela implique de revenir au réel, qui ne se contrôle pas mais s’accompagne, voilà l’antidote au découragement. Il suppose d’accepter nos limites, notre finitude, le fait qu’on ne peut plaire à tout le monde. Notre vulnérabilité est une force puissante, qui incite à la transformation. Il ne suffit pas de se reposer, mais de s’engager dans la profondeur de sa vie. C’est elle qui ressource.
Là où la fatigue risque d’entraîner un repli sur soi, il s’agit donc au contraire de s’ouvrir ?
L’antidote à la fatigue est le repos ; l’antidote à la fatigue est d’être dans l’engagement. Nous sommes trop autocentrés. La philosophie enseigne que l’être humain est fondamentalement hétéronome et non autonome comme voudrait le faire croire notre société. Sortons donc de l’enfer de nous-même. En tant que vivants, nous avons besoin du ciel, de la terre, des autres. Acceptons de donner de la place à l’autre, de prendre le temps de nourrir la relation. Être aimé conduit à s’aimer ; découvrir l’autre permet de se découvrir soi-même. J’ai besoin du regard de l’autre pour exister et advenir à moi-même.
Interview de Fabrice Midal
Source : La Vie
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