Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage ! De quoi avons-nous besoin ? Une parenthèse, nous l’avons eue. Un temps de pause, un moment chez soi, un autre rythme, une rupture, nous les avons vécus longuement. Cette immobilité, le plus souvent, n’a pas été un temps de respiration propice à la paix intérieure. Elle s’est faite pesante, interminable, sans horizon. Au lieu d’avoir repris souffle, nous manquons d’air. Nous avons essuyé les tempêtes de nos pensées, de nos repères effondrés, du temps soudain inconnu et dysmorphique, qui nous laissent la sensation d’être vidé. En réalité, nous sommes en trop-plein. Vacances vient du verbe latin vacare, « être libre, inoccupé ». Vacuus veut dire aussi « vide ».
Paradoxalement, cet état de relâchement, d’abandon confiant s’accomplit dans le mouvement. Notre stabilité intérieure vient du fait de bouger, d aller vers. Cela implique de sortir de chez soi, tel Abraham répondant à l’appel de Dieu : « Quitte ton pays ! » (Genèse 12,1). Ce départ, qui suppose aussi de sortir de soi-même, de se défaire de nos vieilles peaux, pour partir léger, est promesse de régénération. Dans les premiers mots de l’Apocalypse, il est dit : « Heureux le lecteur ! » (Apocalypse 1,3). Que le texte hébreu traduit par : « En marche, le lecteur ! » Celui qui laisse ce qu’il connaît en devenant voyageur et lecteur du monde extérieur devient riche d’une connaissance et d’une identité nouvelles. Cette lecture transforme le marcheur. Ainsi, le philosophe Holderlin invite à habiter poétiquement le monde. On voit bien qu'il ne s'agit pas de s’en aller, tel le chasseur, et rapporter un butin de souvenirs, mais de se laisser saisir par ce qui nous entoure. Cet état d’être, cette présence au monde n’est pas dans une consommation mais une communion. Devant un arbre, une montagne, une rivière, le voyageur découvre le lien d’intimité qui l’unit au vivant. Plus il marche, en laissant derrière lui toutes ses habitudes passées, plus il entend le cœur de cette vie qui auparavant lui était cachée. Cette expérience est spirituelle. Tout autour de lui vit, parle, fait écho et répond. La nature devient un temple où l’homme passe à travers des forêts de symboles qui l’observent avec des regards familiers.
ALLER VERS... SOI-MÊME
Dans nos besoins de partir il y a une volonté secrète de se renouveler. Finalement dans cette envie d’ailleurs, il y a le désir d’être pleinement soi-même. Il faut parfois faire le tour de la Terre pour trouver ce que nous sommes. « Quitte ton pays » et va vers toi-même, cette invitation divine est une promesse de résurrection. Lorsqu’on envisage cet enjeu, on voit bien l'importance de nos départs. Le périple du héros grec Ulysse est un modèle du genre. Il fait le tour de son monde, affronte des forces hostiles, remporte des victoires, sur le cyclope dévoreur, la magicienne Circée, les sirènes, les Lotophages et, au terme de son voyage, alors qu’il touche au rêve de l’immortalité promise par Calypso, il renonce pour revenir à Ithaque. Il renonce parce que cette infinitude, qui lui est présentée sur un plateau, est la négation de son identité.
Dans l'Assise et la marche (Albin Michel) de Jean-Yves Leloup, un voyageur demande à un guide : « Où partir en premier?— Commence par ton pays. — Mon pays est grand, où aller ? — Dans ta ville.— Bonne idée, dans quel lieu de ma cité ? — Commence par ton immeuble. — J'habite un vaste ensemble, où porter mes pas ? — Commence par ta famille. — Les miens sont nombreux, qui dois-je voir en premier ? — Toi-même. » Heureux qui comme Ulysse...
Paule Amblard
Source : La Vie
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