« Les événements qui ont été vécus ne sont rien par eux-mêmes. Seule compte la manière dont nous les faisons nôtres en leur donnant un sens. L'homme qui ne revient pas sur ce qu'il a vécu reste à la surface de lui-même. Il n'y a pas d'expérience dans la pure facticité de l'événement. La relecture est le passage au langage et rien n'est réellement humain qui n'accède au langage », écrivait Joseph Thomas, jésuite, longtemps rédacteur en chef de la revue Christus. Être de mémoire, l'homme n'habite réellement le présent qu'à la condition de porter un regard sur son passé. Comment faire concrètement ? Familière de l'exercice, la tradition ignatienne propose une méthode de « relecture ».
Distinguer l'épaisseur du quotidien
Ni introspection - c'est-à-dire discussion de soi avec soi-même - ni examen de conscience ou bilan de moralité, la relecture est plutôt une « prière d'alliance » qui consiste à s'adresser à Dieu comme à un ami à qui je raconte ma journée ou ma semaine. Revoir mes pensées, mes actes, mes paroles pour prendre conscience de ce qui est survenu en moi. Et ainsi me rendre présent à l'action de Dieu dans ce que j'ai vécu, et saisir la véritable épaisseur de mon quotidien : « Le Seigneur est en ce lieu et moi je ne le savais pas » (Genèse 28, 16). « Je prie à partir de ma propre histoire qui est aussi une histoire sainte car le Seigneur y est présent », explique Frédéric Fornos, prêtre, dans son B.A-BA de la prière (Fidélité). L'enjeu est de « mieux comprendre comment Dieu travaille dans ma vie, dans celle des autres, dans le monde, complète Paul Legavre, directeur du centre spirituel jésuite d'Île-de-France, Manrèse. Cela suppose de croire que Dieu n'est pas absent du monde mais qu'il se communique sans cesse à nous ».
Repérer la finesse du travail de l'Esprit saint dans mon quotidien pour ne pas être comme les neuf lépreux de l'Évangile qui, une fois guéris par le Christ, ne reconnaissent pas la source de leur libération et passent à côté de leur rencontre avec Jésus, tandis qu'un seul revient vers lui se jetant à ses pieds (Luc, 17). « De nos jours, on cherche surtout l'intensité des moments qui peuvent apparaître décousus les uns des autres. Il y a un enjeu spirituel à faire le lien entre les divers événements que nous vivons, à sentir le mouvement d'ensemble d'une journée, relève Frédéric Fornos. Prendre chaque soir dix minutes pour s'arrêter et regarder sa journée peut changer une vie ! »
Être attentif à l'écho des événements en moi
Quelle attitude adopter pour conduire cette prière de relecture ? On peut commencer par se rendre présent à Dieu. Physiquement d'abord, en trouvant un moment favorable - le soir ou en fin de semaine par exemple - ainsi qu'un lieu propice au silence, chez soi ou dans une église. Je peux débuter par un geste pour signifier ma disponibilité (un signe de croix par exemple), prononcer une simple prière « Seigneur me voici devant toi », en lui demandant d'examiner ma semaine avec son regard, et non selon mes propres critères, pour éviter de ruminer les mêmes événements ou les mêmes émotions qui feraient écran à la prière.
Puis je fais défiler ma journée, ma semaine ou mon mois. Les lieux fréquentés, les personnes rencontrées, les actions entreprises... Mais aussi, pourquoi pas, les évènements plus collectifs « comme la crise des gilets jaunes ou le mouvement social des retraites », suggère Paul Legavre. Je choisis tel souvenir, tel visage, telle conversation. En observant leur écho en moi. « Relire sa journée demande d'être à l'écoute du retentissement affectif en soi des événements et des rencontres vécues. Comment ce que j'ai pu dire ou faire m'a-t-il affecté ? Comment tout cela résonne-t-il en moi : est-ce de l'ordre de l'ouverture (paix, joie, dynamisme) ? ou de la fermeture (tristesse, irritation, sécheresse) ? », détaille Frédéric Fornos. Cette semaine m'a-t-elle laissé dans la paix, la joie, ou ai-je ressenti de la tristesse, de la lassitude ? Quand ? Pourquoi ? « Dieu travaille, et cela se traduit par des mouvements intérieurs en nous, qu'on appelle des motions spirituelles. Certaines sont suscitées par l'Esprit saint, d'autres par celui que saint Jean appelle le "père du mensonge", le "diable" », explique Paul Legavre. « C'est en fonction de ces mouvements en moi que je vais pouvoir reconnaître ce qui me conduit davantage vers la vie ou pas », complète Frédéric Fornos.
Mais ces « motions » ne sont pas de simples émotions, « sinon nous serions dans le seul registre psychologique et affectif, souligne Paul Legavre. Elles sont le propre de Dieu, elles viennent d'un autre que nous. Distinguer ce qui vient de moi, et ce qui est en moi le retentissement de l'oeuvre de Dieu demande un long travail. » On peut repérer par exemple que participer à une maraude procure une joie nouvelle, différente de celle du devoir accompli. Une joie qui me signifie que Dieu vient à moi par ce biais-là. « L'enjeu n'est pas le développement personnel mais l'accueil du royaume de Dieu dans ma vie », insiste-t-il.
Merci, pardon, s'il te plaît : trois étapes
Très concrètement, cette relecture peut se faire en trois étapes : « merci, pardon, s'il te plaît ». « Merci » pour « repérer comment Dieu s'est donné à moi, dans des choses élémentaires de la vie, qui ouvrent mon cœur à la beauté et à la bonté de sa création », explique Paul Legavre. « Pardon » car « à la lumière de ce "merci", des zones d'ombres apparaissent où je me suis dérobé à la vie, à l'amour ». Je peux alors identifier mes enfermements, manquements ou amertumes, et les confier à la miséricorde de Dieu. Enfin, le « s'il te plaît » consiste à se tourner vers demain, pour choisir un point concret afin de vivre davantage l'alliance avec Dieu et lui demander l'aide de son Esprit saint. Saluée par le pape François, le « merci, pardon, s'il te plaît » est aussi une bonne école de prière pour les plus petits. Dans une catéchèse de mai 2015, François fait également de « ces mots simples qui font d'abord sourire », les garants de relations « solidement enracinées dans l'amour du bien et dans le respect de l'autre ».
Félicité de Maupeou
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