jeudi 3 octobre 2019

Ni distance... ni écart de temps... *


 Faire zazen pour juste faire zazen, sans itinéraire tracé. Cette assertion, tout à la fois rétrécit le champ d'action et l'ouvre, car il nous faut explorer l'absence de distance entre soi-même et la pratique. Il n'y a plus que zazen, rien que zazen, c'est-à-dire l'unité totale entre le sujet, l'action et l'objectif de cette action. Nous voilà coupés de toute possibilité de nous étirer dans le temps, de croire que nous allons y arriver en faisant beaucoup d'efforts. En quelque sorte, c'est un empêchement majeur à la procrastination. Ce qu'il faut faire, il nous faut le réaliser immédiatement. 
Pas de tiédeur, pas de demi-mesure, c'est maintenant. 

Nous basculons dans un domaine inattendu et inexploré par le moi, lui qui a par habitude de se projeter vers l'avant, les réalisations à venir, les acquisitions envisagées. Notre difficulté : nous tenir à l'étroitesse de ce champ d'action ; comme si nous devions nous maintenir sur une crête. Nous voilà en relation avec la simple assise qui devient tout à la fois moyen, chemin, but. Dans cette injonction à aller chercher dans le très étroit, là où il n'y a rien à voir et justement rien à devenir, se révèle une certaine vigueur inattendue, méconnue, qui nous maintient dans l'instantanéité du geste : s'assoir. Ce geste nous révèle à nous-mêmes d'instant en instant. 

 Cette absence d'écart fait qu'on ne peut plus se distancier de la verticalité, de l'immobilité ; on ne penche plus ni en avant ni en arrière, ni à gauche ni à droite. On ne sait plus trop si la verticalité est le fruit d'une nécessité ou si la verticalité engendre une certaine efficience qui nous éclaire de l'intérieur. Peu importe où est la cause, où est l'effet, on ne sait plus trop qui commande quoi. La cause est un effet, l'effet est une cause. Demeurer sur ce point d'interrogation est un renversement de notre pensée ordinaire. Il ne s'agit plus de prendre position sur un fait établi qui nous donne l'illusion de maintenir une vérité ; il y a juste cette crête incertaine et vertigineuse qui nous tient en suspend à l'instant. 

L'assise, le zazen, nous plonge dans une forme d'indistinction entre ce que l'on nomme le moyen et ce que l'on nomme la preuve. Le zazen n'est pas l'acquisition d'une technique qui va permettre la mise en lumière d'une évidence. Le zazen est l'évidence, est la preuve, très précisément lorsque le méditant ne se contente pas de se tenir assis passivement, mais lorsqu'il réduit cet écart et qu'instant après instant il démontre que zazen est la preuve et que la preuve est zazen. De quoi nous imposer une exigence qui ne souffre pas d'après. Tant que l'écart demeure, il n'y a pas zazen, il y a un semblant de zazen. Il ne peut pas y avoir un zazen tiède. Cela est ou cela n'est pas. Nous devons cesser de nous alanguir dans de vagues projets d'une réalisation future, il y a une activité à fournir en ce moment, qui ne doit jamais nous lâcher. C'est à cette seule condition que le moi peut prétendre s'arracher à son conditionnement. Ce n'est pas le chemin qui est long, c'est l'ego qui persiste dans ses attachements qui donnent l'illusion d'un long parcours. Notre réalisation est immédiate lorsqu'il n'y a plus que zazen et que le moi accepte de ne plus rien attendre. 

Conjointement, s'effectue une désappropriation du moi à l'égard du corps qu'il « pense » avoir. L'absence d'écart n'autorise plus la moindre distance entre celui qui agit et ce qui se fait. Seul persiste : être corps, être zazen. Faire zazen rien que pour faire zazen implique l'abandon du « corps outil », du corps objet, du corps qu'on a. 

Lorsqu'aucun écart ne se glisse entre le sujet et l'action, un grand bouleversement s'opère, non seulement parce que tout se passe dans un avoir lieu immédiat, mais aussi parce que les notions d'usage et d'utilité s'en trouvent bouleversées. L'attention se réoriente vers l'inutile et l'invisible, ce qui annule toutes les formes d'asservissement de la pratique à des fins personnelles.

 Dominique Durand 

* Certains l'auront reconnu, il s'agit d'un propos de Jacques Castermane, fréquemment repris dans les introductions à l'assise. Revenir, encore revenir sur des mots mille fois entendus et que l'on imaginait « compris »... Puis s'efforcer d'aller au-delà des mots, laisser la pratique nous en révéler la véritable portée, c'est ainsi que l'enseignement prend toute sa valeur. 

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