Nous vivons très peu d'expériences débarrassées de nos constructions intellectuelles. Nous ne vivons pas la vie, nous argumentons la vie, nous la discutons à partir de croyances et de savoirs dont nous ne pouvons pas nous défaire.
Le mental se glisse imperceptiblement dans tous les moments de notre vie et l'assise en silence nous offre la possibilité d'observer notre degré d'asservissement à la pensée.
Le principe du zen s'attache à l'expérience et, pour ce faire, nous engage dans un exercice qui prône la non-pensée, l'absence de mental. L'interdit de penser plane dans les esprits comme la nécessité d'une absolue vacuité. Peut-être est-il bon, pour nous, débutants (ou confirmés?) sur le chemin, de laisser redescendre cette exigence vertigineuse sur un plan envisageable au niveau de notre simple pratique.
Lorsque nous nous asseyons, de toute évidence, nous voyons toutes les restrictions que la pensée impose à notre manière d'appréhender le moment présent. Il y a les pensées qui nous placent en-dehors de la situation et celles que nous interposons entre la situation telle qu'elle se présente et telle que nous voudrions qu'elle soit. Si bien que nous ne sommes jamais là où nous sommes et que si nous croyons y être, c'est avec ce désir de poursuivre une certaine idée de soi-même, dans la continuité d'une histoire, refusant tout ce qu'il peut y avoir d'aléatoire et d'imprévu.
Voilà comment œuvre la pensée : le maintien d'une stabilité illusoire tellement nécessaire à l'ego. Penser la situation, c'est la réduire à un conditionnement qui restreint notre manière de nous percevoir, de percevoir l'autre et le monde. C'est aussi restreindre la réalité à un cadre de référence qui nous permet de ne rien concéder de nos illusions, de nos attentes. Penser, c'est refuser la vie telle qu'elle est, telle qu'elle se présente, c'est lui préférer une certaine permanence, donc une certaine sécurité, et cela n'a rien d'audacieux, ni de neuf.
La non-pensée est donc un travail sur soi-même qui consiste à s'abstraire de toute forme de conscience personnelle sur la situation quelle qu'elle soit (conscience d'être quelqu'un, de savoir quelque chose) et à substituer au mot conscience la simple présence. C'est la découverte d'un autre type de relation au réel qui va bouleverser notre pratique, la découverte de l'intime de soi-même en train de sentir et de se sentir au cœur d'une situation. Percevoir le réel et se sentir dans l'entièreté de tout soi-même en train de percevoir le réel. C'est là que nous est donnée la chance de pénétrer le vécu, tel qu'il apparaît, d'en approfondir l'essence, ce que l'on ne pourra jamais contenir dans un savoir, ce qui nous échappe dès que nous croyons l'avoir saisi, comme une « apparition disparaissante ». Ne serait-ce pas là que se présente la vacuité, l'absence d'ego ?
Cette rencontre de l'intime de soi-même avec le réel exige une acuité perceptive soutenue par la rigueur de la tenue. La pratique nous offre ainsi le goût tout à fait particulier d'un étonnement participatif à ce qui se présente. Il ne peut y avoir de saisie immédiate de la réalité autre que celle-ci, elle n'est pas limitative comme celle d'une pensée qui s'arrête à ce qu'elle sait. Dans l'assise nous sommes ainsi conduits à poursuivre ce que nous ignorons.
On n'est pas méditant parce qu'on s'assoit sur un coussin quelques minutes par jour, on est méditant lorsque, exerçant cette acuité perceptive, on est poussé malgré soi vers « cette possibilité de saisir l'essentiel », (selon la belle expression d'Eric Baret).
La non-pensée s'expérimente dans une simple présence, un ensemble d'actions qui consistent à se laisser sentir et se laisser consentir. Le retrait le l'ego ne laisse pas un vide, il cède le pas à une présence qui réside dans l'unité du corps vécu et de la situation, une unité parfaitement consentante au moment présent et qui ne laisse aucune place au mental.
La non-pensée ne doit pas être une quête au cours de la méditation, elle se présente naturellement lorsqu'apparaît le consentement de tout soi-même au moment présent.
Dominique Durand
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