Sur les chemins d’humus et de rêveries, qui s’insinuent entre la mousse et la pierre, la lueur pâle du petit jour qui peine à percer la verte forêt, des hêtres en nombre se sont assemblés pour dérouler l’espace que je déplace, épais mais sans obstacles, couvert mais non point séparé, croisé d’ombre et de lumière, tendu de jeunes feuilles qui filtrent le rayon maintenant trop vif.
Je reviens souvent en ces lieux oubliés, ne négligeant aucune sente, ajoutant aux arbres une branche nouvelle chaque fois plus fine, dans les miroitements d’octobre ou l’éclat perlé d’avril, m’enfonçant, me faufilant, avant de franchir le dernier saut du ruisseau et de poser un pied familier sur le haut plateau, la clarté nue, la grappe d’or d’un soleil souverain, le fruit qui m’aura mûri avant de pouvoir le cueillir.
Je marche maintenant à la pliure d’un livre ouvert, sur la jointure d’un fil cousu dans la roche, entre deux grandes pages dressées de part et d’autre comme une mer qui livre passage sous mes pas. Le vallon suspendu s’élève en pente douce, tandis que je saute de ligne en ligne, qu’étagent les lacets de l’étroit sentier.
Je cherche l’autre versant des mots, l’esprit sous la lettre, au-delà du col que je ne perçois pas encore. J’avance comme sur une échelle, en me guidant aux buissons qui flambent, contournant la tache des reliefs ou écartant les larges plis d’ombre. Mon nom est inscrit là, dans la roche, parmi d’autres qui m’ont précédé et ceux dont la naissance dort toujours sous les pierres. Il a des résonances étranges, des voyelles vastes et ventées. J’apprends seulement à le connaître – ou lui-même aujourd’hui consent à me rejoindre.
Le silence qui se murmure au creux des paupières closes, chaque lettre le forme, les jambages comme les courbes, chaque syllabe le recompose, chaque nom l’entonne, clarines d’azur, cliquetis des sources, tintement de l’air contre la roche. Du livre, j’ai levé la tête. Une autre langue sourd des pentes nues, et roule d’une voix légère, parole pleine, parole à boire, où je disparais derrière la brèche, alors qu’au loin, de la vallée perdue, une cloche sonne longtemps, comme un reflet de métal au soleil.
Oh ! tout ce grand air que nous sommes ! L’air qu’on respire, qui est en nous, avec le vert, le brillant de la nuit, la clameur pleine d’un jour rond. Tout cet air qui se boit, qui se pleure, c’est la terre qu’on enlève d’un regard, l’espace jeune où la forme scintille, où je disparais pour un jour plus haut, un jour d’air qui remplit d’une plénitude sans bord ni lendemain.
Et ce grand silence plus bas, plus loin que la chair, qui remonte les courants comme l’aile immobile du rapace et traverse le cœur en défaisant chaque pli, d’où vient-il, de quels infinis qui semblent se rejoindre à la couture du ciel et de la terre, où dehors et dedans n’ont plus cours ? À travers le grand prisme de l’air, je vois maintenant des formes qui n’enferment plus rien, un monde nouveau qui n’apporte que sa fraîcheur pour me refaire un visage, une chair, un jour neuf et brillant comme un sou bien froid dans la main qui ne voudrait plus jamais se refermer.
Souffle moiré, froissement de lumière, atmosphère comme une élévation, une éclosion, une émanation, un bouquet, un essor d’ailes transparentes, un envol, une radieuse et claire expansion : l’air que je respire comme celui qui m’aspire m’enveloppent et me défont, souffle je passe, souffle je demeure.
source : La Vie 2014
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