Vivre dans ce monde et espérer le transformer un tout petit peu : ce matin, devant le travail de la journée à accomplir, je me demande si cela passe par mes idées, ou par mes mots, ou simplement par mes mains. Parce que ce sont elles qui ont touché le monde, chaque jour, qui y ont travaillé, avec amour ou impatience et qui l’ont rendu présent à chaque instant.
Elles ont savonné, rincé, repassé ; elles ont passé la serpillière, le balai et le chiffon, elles ont fait la vaisselle et manié la tronçonneuse ; elles ont accroché des milliers de lessives, empilé des bûches, reçu pour leur peine des dizaines d’échardes et laissé tomber quelques jolis vases. Elles ont essuyé des larmes, rectifié une mèche vagabonde ou un foulard, noué des lacets pour de petites mains. Elles ont enfourné tartes et gratins et envoyé d’un coup de pelle décidé le gravier dans la bétonnière. Elles ont cloué, scié et raboté avec enthousiasme et maladresse. Elles ont été potelées, douces, gelées, ravinées par des crevasses, bronzées, solides. Elles ont consolé, nourri, caressé, soigné ; elles ont soulevé des malades, rafraîchi des visages en sueur et serré fort des mains qui tremblaient.
Je ne me souviens pas qu’elles aient frappé, ni homme ni bête, mais il est peut-être des choses que notre mémoire préfère oublier. Elles ont épluché, coupé en dés, en allumettes, en rondelles ; elles ont pelé les pommes et les tranches de melon, pressé des oranges, écrasé des graines d’anis et de coriandre, pétri le pain et découpé de la pâte sablée en faisant des ronds avec un verre. Elles ont fait sauter des crêpes et brûlé du caramel. Elles se sont essayées à la sculpture avec un bloc de terre glaise et joué avec des tubes de peinture avant de comprendre qu’elles n’étaient pas des mains d’artiste, mais des mains tout à fait banales, utiles, non pour créer, mais pour maintenir et protéger la vie, là, juste devant elles.
Elles portent des cicatrices de coupures, de brûlures, de coups de marteau et aussi la trace d’anciennes ampoules ; elles se sont fait pincer dans des tiroirs ; quelques chiens et deux ou trois chevaux les ont mordues ; des chatons joueurs s’y sont fait les griffes. Elles ont essayé d’être aussi légères que le vent pour tenir un oiseau, petit cœur battant trop vite, et aussi fortes que la pierre pour protéger ceux qu’elles aiment. Elles ont écrit à l’encre, au stylo et enfin ont adopté le clavier de l’ordinateur, tapant comme des petits marteaux sur des touches qui n’en demandent pas tant…
Elles ont arraché des orties, planté des graines en tassant la terre, transporté des centaines de lourds arrosoirs, ramassé les haricots et les fraises, plongé dans la terre pour y retrouver les dernières pommes de terre. Elles ont manié le sécateur et le râteau et brisé les cageots en menus morceaux pour faire du petit bois. Elles ont assemblé des bouquets, accroché des guirlandes, décoré des sapins. Elles ont emballé des surprises, noué des rubans multicolores et déballé de précieux cadeaux faits de trois bouts de ficelle.
Elles ont été poing, enserrant un chagrin ou vibrant de colère, et main tendue, aussi, dans le geste du pardon ; elles ont parfois caché un sourire ; elles se sont jointes pour une prière. Elles sont restées fermées longtemps avant d’apprendre à s’ouvrir, à accueillir, à recevoir. Elles ont tissé et retissé toute une tapisserie de travail et d’amour, d’odeurs et de goûts, de quotidien et de joies. Et peut-être, oh peut-être, un petit peu offert quelques couleurs à ce monde, tout comme les vôtres.
Joshin Luce Bachoux est nonne bouddhiste, elle anime la Demeure sans limites, temple zen et lieu de retraite à Saint-Agrève, en Ardèche.
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