Une historiette t'éclairera peut-être mieux encore. Un vieux fermier pouvait compter sur son unique fils pour l'aider dans son labeur. Un jour, le garçon tombe de cheval et se brise une jambe. Alors que tout le village plaint le paysan, celui-ci rétorque : « Je ne sais pas si la chute de mon fils est totalement mauvaise pour nous. » Les semaines se succèdent et une guerre est déclarée. Les jeunes hommes sont requis par l'armée. Bientôt, les villageois jalousent l'enfant blessé qui, exempté, échappe à la bataille. La sagesse de son père ne commet pas d'écart et il persévère : «Je ne sais pas si c'est totalement bien pour nous.» Dans la joie comme dans l'épreuve, le vieillard s'abstient d'emprisonner le réel dans l'étroitesse de ses vues pour rester ouvert à ce qui advient. Sans s'opposer à la réalité, renonçant à la comprendre tout à fait, il a pressenti qu'en décidant ce qui est bon ou mauvais, nous nous rendons malheureux, nous accentuons les disgrâces.
Comme lui, celui qui doute se méfie de la prétention et de l'assurance. Lorsque nous enfeinions notre félicité, nous récoltons le malheur. Je ris quand parfois j'entends que le bonheur, c'est d'avoir des enfants. Ne saisissez-vous pas qu'en ajoutant tout simplement un peut-être à vos énoncés, vous vous prémuniriez de bien des déceptions si la vie ne vous offrait pas l'objet convoité ? Si l'optimiste, tel qu'il est caricaturé, voit tout en rose, le sceptique refuse de se prononcer sur la couleur du monde.
Heureusement, il se trouvera toujours quelque mauvaise langue pour disqualifier ces philosophes. Tu connais la célèbre anecdote qui raconte qu'Anaxarque, le pédagogue de Pyrrhon, tomba un jour dans une mare. Tandis qu'il s'agitait, Pyrrhon, disciple modèle, passa son chemin sans porter secours à son vieux maître à douter. Après tout, il n'avait pas à décider si la noyade était bonne ou mauvaise et, par conséquent, s'il devait intervenir. Je me réjouis de cette grossière caricature qui présente mes ennemis comme des illuminés de premier ordre et suis fort aise que cette image outrée fasse oublier que le doute peut devenir un instrument de liberté.
Extrait de "La construction de soi" de Alexandre Jollien
3 commentaires:
Mon regard s'est orienté vers les toutes petites lettres...
phrase magnifique du bas de page :
" Nourrir en soi la conviction qu'on est de taille à accepter la vie." Alexandre Jollien .
Oui Gandha, cela m'a également parlé !
Et aussi..."il a pressenti qu'en décidant ce qui est bon ou mauvais, nous nous rendons malheureux, nous accentuons les disgrâces."...Merci Eric!
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