La philosophie peut-elle nous guider vers le bonheur ? La philosophe Ilaria Gaspari, auteure de « Leçons de bonheur » (Puf), revisite la sagesse des penseurs antiques pour nous permettre de vivre heureux en temps de crise.
Qu’est-ce qu’être heureux ? Cela a-t-il à voir avec la béatitude, le bonheur ou la joie ?
Nous avons aujourd’hui une définition du bonheur très statique, qui ne correspond pas à la conception qu’en avaient les philosophes antiques. Nous avons tendance à lui accoler l’idée de sérénité. Le bonheur serait à l’image d’un ciel sans nuages, dépourvu de tous les soucis et troubles qui pourraient encombrer notre quotidien. Or, avec une telle approche, c’est vivre en dehors du monde. Une autre conception, plus consumériste, consisterait à rapprocher cet état de félicité à la notion de succès personnel et professionnel. Ce qui entraîne l’idée d’une comparaison et donc d’une compétition avec les autres. Les réseaux sociaux constituent un moyen sans précédent de représentation de ce type de bonheur, qui est pourtant très antinomique avec la vraie idée du bonheur.
Dans votre livre Leçons de bonheur (Puf), publié il y a cinq ans, vous étudiez la pensée des philosophes de la Grèce ancienne. Comment appréhendent-ils cette notion ?
Je commencerais par Épictète, un philosophe de l’école stoïcienne, mort vers 125 apr. J.-C. Dans son Manuel, il nous invite à séparer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Ce qui est très utile afin d’éviter de perdre inutilement notre énergie et d’engranger trop de frustrations. Il marque ainsi la distinction entre liberté et nécessité. Cela donne la mesure de la possibilité du bonheur et nous incite à une forme de travail sur les choses sur lesquelles nous pourrions avoir une prise. Pour sa part, Épicure (341 av. J.-C., 270 av. J.-C.) parle d’idéal ataraxique, qui désigne une profonde quiétude résultant d’une absence d’émotions trop fortes ou de troubles.
Dans sa célèbre Lettre à Ménécée, il détaille sa méthode pour atteindre le bonheur, le but suprême de toute existence humaine, le présentant dans la forme d’une « médecine logique » contre le chantage des peurs, en quatre parties. Pour lui, il n’y a pas d’âge pour philosopher et être heureux. Il s’agirait ainsi de rationaliser nos peurs, liées à notre condition d’être mortel, différencier les désirs en privilégiant ceux qui sont nécessaires et faire preuve de mesure, grâce à la pratique de la philosophie vécue comme une activité faite à plusieurs.
Et que dit Socrate ?
Dans la retranscription de son procès faite par Platon, il est raconté que Socrate accepte sa condamnation car il confie avoir toujours répondu à son daimôn. Un concept très compliqué, que l’on pourrait définir comme une sorte de petite voix intérieure. Elle lui indiquerait que sa vie sans la philosophie ne mériterait pas d’être vécue. Rester fidèle à sa propre nature, dévoué à sa vocation naturelle, permettrait donc selon Socrate de connaître un destin heureux. D’ailleurs, le mot bonheur en grec est eudaimonia, composé de eu qui signifie « bien » et daimôn, « esprit ». Mais pour rester fidèle à sa propre nature faut-il encore bien se connaître, et cela n’est possible que dans la relation aux autres.
Au-delà des penseurs grecs, vous aimez citer aussi Spinoza (1632-1677)…
Je lui ai consacré mon master et ma thèse de doctorat. Il opère, on pourrait dire, une sorte de synthèse moderne entre Épictète et Épicure. Spinoza est le penseur de la joie, qu’il imagine comme augmentation de la force d’exister, notre puissance de vivre. Mais cette joie est lucide. Dans son livre chef-d’œuvre, Éthique, il nous incite à la cultiver comme une manière d’accroître notre connaissance et compréhension des choses singulières et de leurs liens dans la nervure immense de la réalité. Elle joue un rôle dans la construction d’une vie bonne et est accrue par la possibilité de s’imaginer partagée, plurielle, en ce qu’elle passe aussi par la connaissance. Avec Spinoza, plus on devient sage, plus on devient heureux.
Comment ces philosophes peuvent-ils nous inspirer aujourd’hui, alors que nous sommes cernés par les mauvaises nouvelles, comme la crise climatique, politique, la guerre en Ukraine, au Proche-Orient ?
Il est vrai que pendant des années, le futur était lié à la notion de progrès. On pensait que les générations d’après vivraient mieux que les précédentes. La tendance s’est désormais inversée. Quant aux guerres, jamais après la fin de la Seconde Guerre mondiale nous n’avons été autant en proximité, à cause des images qui sont sans cesse diffusées sur nos écrans. Elles nous touchent profondément, car nous avons une nature empathique. Pour surmonter un tel contexte mortifère, on peut exercer le geste que nous enseignent Épictète et Épicure. Agir à notre niveau, se concentrer sur ce qui est dans notre pouvoir et ne pas tomber sous le chantage de la peur.
Plutôt que d’être sous l’emprise de nos réactions émotives, il faut se tourner aussi vers le champ du rationnel, essayer de comprendre et d’appréhender la complexité. C’est difficile car les peurs sont très valorisées et manipulées par le politique. Les réseaux sociaux et leurs algorithmes, qui ont pour carburant les passions tristes, jouent également un rôle néfaste en la matière. Ces nouveaux outils de communication flattent nos réactions émotionnelles et réinvestissent le champ de la croyance. Le contraire de la lecture, qui nous apprend la complexité, la nuance et font grandir l’homme.
Le politique peut-il contribuer à notre bonheur, dans la mesure où cela a trait finalement à notre part intime ?
Il ne peut pas définir pour nous ce qui relèverait ou non de notre bonheur, mais contribuer à ce que chacun puisse l’atteindre. Certes, les inégalités économiques sont de plus en plus prononcées. Mais le politique pourrait viser une égalité de moyens, notamment dans le domaine de l’éducation. Il faudrait aussi avoir le courage de l’optimisme et ne pas utiliser les passions tristes comme outil de propagande. Relisons alors encore Spinoza et son Éthique. Notre bonheur est accru lorsque nous savons que le plus grand nombre d’êtres humains peuvent être heureux.
Le bonheur est-il un état ou une succession de moments ?
Dans notre époque qui a peur du futur, nous identifions le bonheur à des petits instants pris sur les malheurs. Je crois davantage à une approche fondée sur un parcours, des efforts faits avec soi-même, dans la fidélité de son daimôn, tel que Socrate nous y invite.
Le bonheur résulte d’un exercice de liberté, pas seulement vis-à-vis des coups du sort, des joies et des malheurs, que la vie nous réserve, des caprices de l’opinion des autres, mais aussi et par-dessus tout vis-à-vis de nous-mêmes, vis-à-vis des habitudes transformées en automatismes, vis-à-vis des réactions immédiates qui font de nous des marionnettes, à la merci d’un système de croyances reçu sans distance critique. Vivre une vie bonne, c’est s’appuyer sur notre potentialité de connaissance et notre sens de la responsabilité.
---------------------------- Source : La Vie magazine
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