INTERVIEW. Le psychiatre Christophe Massin nous invite à analyser nos propres mécanismes de défense et partage des pistes pour se protéger et « se réconcilier avec soi-même ».
par Alice Pairo-Vasseur (Publié le 16/02/2024) dans Le Point
« Avoir du mal à se défendre n’est pas une fatalité. On peut avoir le sentiment que cela nous dépasse, qu’on ne peut faire autrement, mais la vérité est que chacun peut progresser dans ce domaine », fait valoir le Dr Christophe Massin.
L'attitude délétère d'un proche, le mépris d'un chef, l'agressivité d'un quidam… La nécessité de se défendre et de se faire respecter nous concerne tous. Or nous n'avons pas tous la même capacité à le faire. Pourquoi certains subissent quand d'autres protestent et savent poser leurs limites ? Et comment apprendre à s'opposer et se préserver ? Avec Savoir se défendre – L'immunité psychique (éd. Odile Jacob), le psychiatre Christophe Massin propose une analyse fine et accessible des mécanismes de défense. Il nous invite à observer notre propre fonctionnement, à prendre conscience de nos conditionnements et partage ses pistes pour faire face aux agressions extérieures. Et « se réconcilier avec soi-même ».
Le Point : Vous nous invitez, à travers votre livre, à préserver notre « immunité psychique ». De quoi s'agit-il exactement ?
Christophe Massin : Comme avec l'immunité physiologique, qui nous protège des agressions de toutes sortes (microbiennes, infectieuses…), l'immunité psychique vise à nous défendre de situations (actions, paroles…) qui pourraient nous atteindre et nous perturber sur le plan psychologique. Mon observation part d'un constat clinique : pour m'être occupé de risques psychosociaux en entreprise, j'ai pu observer pendant des décennies combien les personnes qui manquaient de défenses, de limites, pouvaient être maltraitées, exploitées ou écrasées.
Et ce, dans tous les milieux : ouvriers, cols blancs, infirmières, gendarmes… Ces actions ne mettaient pas, à proprement parler, leur vie en danger. Mais elles avaient le pouvoir de les atteindre, de les perturber sur le plan psychique et même, à terme, d'avoir un impact sur leur corps et leur santé (allergies, déficiences immunitaires, maladies auto-immunes…). Préserver son immunité psychique revient donc à distinguer ce qui est bon pour soi de ce qui peut nous faire du tort. Mais aussi à se faire respecter, à poser ses limites et à défendre son intégrité. Comme une sentinelle qui dirait : « Non, ça, je ne laisse pas passer. »
Notre société nous mettrait plus à l'épreuve que jamais, exposez-vous dans votre livre. Expliquez-nous…
Je ne suis pas sociologue et cela mériterait une analyse à part entière. Mais force est de reconnaître qu'une désinhibition des pulsions agressives opère dans notre société. Et le mouvement semble général : les conducteurs de bus, les maires, les médecins, les professeurs. Tous ceux qui travaillent au contact du « public » sont touchés. Les écriteaux de salles d'attente rappelant qu'on doit « respecter la secrétaire », les professeurs qui racontent qu'ils se font insulter par leurs élèves…
Tout cela aurait été inconcevable quelques années en arrière ! Cette agressivité dépasse d'ailleurs nos frontières, le climat de tensions et de crises que l'on observe sur l'ensemble de la planète (réchauffement climatique, conflits…) fait monter les réflexes de peur, donc la violence. Dans cet environnement de plus en plus instable et imprévisible, il est fondamental de s'interroger sur ses ressources. Suis-je prêt à faire face ? Vais-je réussir à ne pas me laisser embarquer ?
Vous pointez aussi les effets délétères d'une agressivité « minimisée », « banalisée »…
Oui, car cette agressivité n'est pas reconnue comme telle, et peut être, de fait, un véritable piège. Plus pernicieuse que l'attaque frontale ou l'insulte, elle est faite de jugements dépréciatifs, de mépris, voire d'une surdité à ce que l'on est. Quand, en réunion, ce supérieur ou ce collègue vous fait une remarque « l'air de rien », ce peut être une flèche, un projectile que vous recevez. Et il est important de ne pas s'y habituer. Cela commence par le fait de le reconnaître et de le nommer puis de le signifier. Cela n'a souvent « pas l'air méchant », mais ce peut être, dans certains cas, un poison : vous êtes déstabilisé, commencez à douter de vous, à culpabiliser…
Comment savoir si l'on malmène son immunité psychique ?
Les retours des autres (proches, amis, collègues…) peuvent être très utiles en la matière. Si mon entourage me fait part de réactions qui lui paraissent inadaptées (« mais tu ne dis rien ? », « pourquoi tu laisses faire ça ? »), cela mérite, sans doute, que j'y regarde de plus près… Mais je peux aussi en prendre conscience, de moi-même.
Certains, par exemple, vont être affirmés dans certains contextes, et se montrer plus inhibés dans d'autres : ils se défendent avec assurance dans leur vie personnelle mais ne font pas de vagues au travail, ou l'inverse. S'ils en sont satisfaits, alors il n'y a pas nécessairement de problèmes. Mais s'ils se sentent frustrés, blessés, humiliés, si cela joue sur leur confiance en eux ou affecte leur capacité à agir et prendre position, alors c'est qu'ils malmènent leur immunité psychique.
Il existe en nous des mécanismes basiques face à l'agression. Ce sont d'ailleurs les mêmes que chez les animaux : le neurobiologiste et spécialiste du comportement animal Henri Laborit avait ainsi détecté trois modes de réponses (symbolisés par ce qu'il appelait les « 3 F », pour « fight, flight, freeze ») : j'« entre en conflit », je « fuis » ou je me « pétrifie » – il en existe aussi de plus marginaux, comme la ruse. L'important est de s'assurer que j'adapte cette palette de réactions selon les circonstances, car chaque situation requiert une réponse sur mesure. Si, par exemple, ma réaction aux agressions est toujours la même (je me montre agressif, contourne, fais profil bas ou tente d'amadouer mon interlocuteur), c'est que ma réponse immunitaire n'est pas adaptée.
Ces réactions sont souvent le fruit de conditionnements profonds, dites-vous dans votre livre. Comment les contredire ?
En effet, certains conditionnements peuvent avoir des effets importants – et délétères – sur nos capacités à nous défendre. En premier lieu desquels la peur, qui peut complètement inhiber un enfant, et l'adulte qu'il deviendra. Comme le manque de soin, qui l'amènera à penser qu'il est quantité négligeable et peut se « laisser faire ». Ou le fait qu'il s'attache à ne pas reproduire certains comportements (en particulier ceux d'un parent), qui le conduiront à répondre de façon inadaptée aux situations d'agression.
Pour autant, avoir du mal à se défendre n'est pas une fatalité. On peut avoir le sentiment que cela nous dépasse, qu'on ne peut faire autrement, mais la vérité est que chacun peut progresser dans ce domaine ! Bien sûr, cela ne se fait pas d'un coup de baguette magique. Se défaire de conditionnements (particulièrement lorsqu'ils ont trait à la peur, qui reste l'inhibiteur le plus fort) demande du travail et l'on peut se faire aider pour cela. Je donne des pistes concrètes dans ce livre. Mais, comme je l'expliquais plus tôt, il y a un préalable et cela commence par une prise de conscience de son propre fonctionnement.
La colère – généralement présentée comme improductive, voire comme un signe de faiblesse – est plutôt valorisée dans votre livre. Expliquez-nous…
Oui, car il y a de saines colères. Qu'il convient de distinguer des emportements colériques, qui soulagent momentanément mais ne résolvent rien, ne sont bénéfiques à personne et induisent parfois des retours coûteux… Une colère saine n'est pas dirigée contre l'autre, elle permet d'affirmer que j'existe, de signifier que je refuse qu'on piétine ce qui est important pour moi et de préserver ce qui m'est précieux (mon intégrité, mon identité…).
Elle est une manifestation de l'immunité psychique. Voyez, dans la nature, comment les femelles sont capables de faire reculer l'ennemi pour protéger leurs petits : une lionne peut sortir les griffes face à deux lions dominants, un oiseau poursuivre un gros prédateur parce qu'il s'est approché trop près du nid… C'est magnifique et surtout salvateur, au sens premier du terme !
Votre livre expose, enfin, que ce qui est opérant au niveau individuel l'est aussi pour nous tous. Qu'avons-nous à gagner, collectivement, à préserver notre immunité psychique ?
Il n'y a qu'à voir quels ressorts les mouvements populistes, ou les démagogues, actionnent. En mobilisant la peur, la haine et en désignant un bouc émissaire (le Juif, l'étranger, le riche…), ils conditionnent leurs sympathisants et biaisent, d'une certaine manière, leur immunité psychique. Ce qui apparaît comme un danger suscite, alors, une réponse disproportionnée, voire inadaptée, à ce qui apparaît comme une menace. Être conscient de ces mécanismes et apprendre à y répondre est donc un enjeu individuel et collectif.
Savoir se défendre – L'immunité psychique, de Christophe Massin, éd. Odile Jacob, 208 pages, 21,90 euros.
La nécessité de se défendre nous concerne tous : une relation où l’on est agressé par un proche, des exigences professionnelles qui dépassent les limites, un réseau qui cherche à nous embrigader en distillant de fausses informations.
Or nous n’avons pas tous la même capacité à nous défendre.
Pourquoi certains restent-ils passifs alors que d’autres protestent et savent poser leurs limites ? Pourquoi d’autres encore retournent l’agression contre eux-mêmes ou bien réagissent de façon excessive ?
Prendre conscience de son fonctionnement psychologique, en élucider les motivations profondes est un préalable à un véritable travail de renforcement de l’immunité psychique, qui permettra d’en finir avec l’impuissance et la culpabilité et de se réconcilier avec soi-même.
L’immunité psychique : une nouvelle approche pour apprendre à se défendre, à se faire respecter et à empêcher la violence contre soi.
Christophe Massin est psychiatre. Il a notamment publié Souffrir ou aimer. Transformer l’émotion, qui a reçu le prix Psychologies-Fnac en 2014, et Une vie en confiance. Dialogues sur la peur et autres folies qui sont de grands succès.
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2 commentaires:
Ma mère m'a dit un jour, il y a une vingtaine d'années, que j'étais une "bonne poire", et que heureusement dans ces mots, il y avait "bonne". Vingt ans après, à l'aube du grand âge et après quelques épreuves, j'essaie de rester "bon", mais je ne suis plus "poire". J'ai retrouvé dans ce changement crucial la santé de mon enfance. Deo Gratias.
Merci Jean. La poire, c'est pour laver le passé... ;-)
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