« J'ai tant de colère en moi... », me dit-il d'une voix étranglée, cet ami assis là dans ma cuisine, poings serrés posés sur la table, front plissé, regard tourné vers l'intérieur comme s'il ne voyait plus que cette colère et pas la tasse de thé que j'ai posée devant lui, ni le bouquet de tulipes multicolores... Il ne vit que dans la colère, sa colère : « Je cherche, poursuit-il, je réfléchis, d'où vient cette colère, et comment je pourrais la faire disparaître... Je pense que cela va me rendre malade, une si grande colère. »
Par la fenêtre, j'aperçois les cadeaux du printemps : les arbres aux minuscules petits bouts de feuilles vertes encore froissées et le cerisier, blanc et majestueux qui domine la cour. Que répondre ?
Le Bouddha parle de la colère comme d'un poison, qui se répand dans notre esprit et étouffe tous les autres sentiments ; qui nous rend aveugle et sourd à tous ceux qui nous entourent. Un feu qui brûle faisant terre rase de tous nos sentiments. La colère est certainement un sentiment partagé, tôt ou tard, plus ou moins, par nous tous. La colère instantanée provoquée par l'impatience, par le mot de trop, mais, plus grave, la colère rentrée, la colère sans cause, juste que non, ça ne devrait pas être comme ça, ça n'aurait pas dû se passer de cette façon... Quoi donc ? On ne sait pas exactement, c'est flou, vague et pourtant cela étouffe et empêche de respirer.
Faut-il creuser son passé, répertorier les injustices subies, revenir sur nos ratages, nos rancunes ? « Je ne peux pas vivre dans cette colère, et pourtant je garde les yeux fixés dessus, je la remâche, j'y passe mes jours et souvent mes nuits. » Il semble enfermé, se cognant aux murs qu'il a lui-même construits.
Que faire de cette colère ? J'ai envie de proposer un autre point de vue, totalement différent. Celui de n'y plus penser, de regarder ailleurs que vers ce feu qui nous détruit. Se détourner de ce qui risque de devenir fascination dangereuse, comme les flammes lorsqu'on les regarde trop longtemps et que l'on s'y perd. Comment ne plus penser à quelque chose ? En pensant à autre chose à la place ! On pourrait commencer par regarder autour, regarder le monde : chercher une étincelle de beauté, où que l'on soit, un reflet de lumière, un instant de joie sur le visage d'une autre personne, un éclat dans les yeux, ou un beau caillou, parfaitement rond, veiné de brun et de blanc.
On pourrait continuer par respirer et laisser ses épaules revenir sous les oreilles, peut-être avec une amorce de soupir de se voir si recroquevillé. On pourrait regarder - vraiment regarder - la personne qui est en face de nous. Et l'écouter, l'interroger. Et aussi la personne de la pièce d'à côté, de l'immeuble d'en face, ou la dame qui fait la queue derrière nous à la poste. On pourrait sourire, même un peu crispé. En fait, on pourrait faire plein de choses sauf rester là à contempler sa colère. Cela ne la fera pas partir ? Eh bien, pourquoi pas, qu'elle ait un coin en nous tant qu'elle laisse de la place au reste, tout le reste, le monde, le rire, les autres, le soleil... Faire complètement l'expérience de la vie, et alors, peut-être, devenir assez vaste pour avoir aussi de la colère en nous ; lui offrir une chaise près du poêle, et surtout arrêter de la combattre. Rien ne la nourrit plus, il me semble, que notre attention, notre colère après notre colère !
Oui, le monde est imparfait, il est juste de le voir, mais regardons aussi ce petit bout de soleil qui nous donne forme et lumière...
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