Depuis plusieurs semaines, ils m'avaient abandonnée: pas une rime, pas une césure, pas même un petit vers libre à mettre dans mes cahiers. Et là! Ils étaient assez nombreux pour un livre, que dis-je, un recueil, dix recueils, des oeuvres complètes, même! Mon imagination me représentait des dorures sur tranches, des couvertures glorieuses, des reliures artistiquement travaillées, du vélin.., quand mon regard tomba sur le réveil : «Déjà !Je suis en retard! Je suis terriblement en retard !» Je me levai d'un bond, et fonçai vers la porte. Trop tard, je me rappelai les poèmes: « Attendez-moi! Je reviens tout de suite... Oh ! non,je vous en prie, ne partez pas... »
Mais ils se dispersaient, sautant, volant, se bousculant, petites bouffées d'inspiration, courants d'air de joie, aussi fins que les toiles d'araignée qui réunissent deux brins d'herbe, aussi transparents que gouttes de rosée dans la lumière, insubstantiels, légers... Ils filaient sous les meubles, disparaissaient dans les poutres du plafond, entre les lames du plancher.... Ils faisaient des galipettes, des cabrioles, riant sans s'arréter, indifférents à mes supplications, jusqu'à ce qu'un grand silence, un vide affreux emplisse la pièce.
Mon œuvre ! Disparue, effacée, rayée de la surface de la terre en quelques secondes! Je ne baissai pas les bras; je semai sur le plancher, comme miettes pour les petits oiseaux, des mots susceptibles de les faire revenir: ici « printemps », plus loin « bonheur », puis « soleil», des mots qui les attirent, qui leur donnent envie de jouer avec moi, de se faufiler dans les pages de mes cahiers... Impatiente, je guettai; il me sembla entendre un murmure sous le placard, un rire étouffé vers la fenêtre. « Petits, petits... » Je pris la voix haut perchée utile pour parler aux poules: ces poèmes, vous savez, sont tout aussi grégaires et, commençai-je à penser, tout aussi bêtes... Un toussotement me fit retourner, pleine d'espoir, mais patatras! Sur le bureau, « Courrier en retard », bourré à craquer dans sa chemise rouge, tapait du pied, l'air impatient; derrière lui, en équilibre entre deux piles de factures, « Comptabilité urgente » agitait les bras pour attirer mon attention, pendant que « À classer tout de suite », débordant de toutes parts, me regardait en fronçant les sourcils.
« Eh bien, dis-je en toussotant, vraiment, je voudrais bien jouer avec vous aussi, mais aujourd'hui, je n'ai pas le temps, non, absolument pas le temps.» Et, sans écouter leurs appels et leurs plaintes, je fonçai vers la porte, m'arrêtant sur le seuil toutefois pour leur lancer: «Qui veut se plonger dans d'affreux dossiers ? C'est le printemps, vous savez!» Alors le printemps me prit au mot, et le monde s'emplit de lumière...
Extrait de "La Vie" 11 mars 2010
JOSHIN LUCE BACHOUX est une nonne bouddhiste. Elle anime la Demeure sans limites.
4 commentaires:
Ah ! Quelle fraîcheur en ces mots !
Ce dialogue intérieur qui se fait si léger quand on ne lui oppose rien...
Merci pour ce partage
je connais ton blog par réseau.. je viens de temps à autre m'inspirer et respirer un peu...merci de partager de si belles "choses"
Merci Miche !
Merci Mélanie !
Vous êtes les bienvenus...
Bonjour Acouphène, je me régale à lire et relire ce texte. merci merci
Zina
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