mercredi 16 octobre 2024

J'assume la souffrance

 .. Après la mort de leurs filles Thaïs et Azylis, respectivement décédées en 2007 à 3 ans et en 2017 à 10 ans d’une maladie orpheline incurable, Loïc et Anne-Dauphine ont été confrontés au suicide de leur aîné, Gaspard, le 21 janvier 2022, la veille de ses 20 ans. Elle a alors repris la plume. Pour dire la souffrance, l’absence, pour leur benjamin qui a 15 ans aujourd’hui, pour les vivants. Des pages poignantes, où elle ne cache rien de la douleur abyssale, des sanglots, de la lutte pour continuer à vivre.

Cette nouvelle chroniqueuse à La Vie commande un Coca Zero avec du citron et picore, curieuse, le pop-corn au paprika. Aucune amertume ne se lit sur son visage paisible, ni dans ses yeux noisette. Simple et naturelle, elle répond avec vivacité, cherche le mot juste, laisse s’échapper une larme. Tantôt pétillante, tantôt grave, familière de ces deux registres avec lesquels elle a appris à jongler. Lorsqu’elle quitte le lieu, le soir tombe, comme la pluie. Elle relève la capuche de son imper sur sa tête. Danser sous la pluie… Une belle métaphore de sa vie.


« À votre place, je ne pourrais pas… », entendez-vous souvent. Vous non plus, vous ne pensiez pas pouvoir supporter perdre trois enfants ?

Évidemment non ! Face à cette épreuve vertigineuse, le sentiment de souffrance intense peut faire perdre confiance en soi, dans les autres, dans la vie, et sombrer dans le désespoir. Or on est beaucoup plus capable qu’on ne l’imagine. Il ne s’agit pas de s’appuyer sur les superpouvoirs que l’on aurait. « Dieu n’appelle pas les capables, il rend capables ceux qu’il appelle. » Personne n’est capable de vivre l’épreuve dans sa globalité et pour toujours, ça non. Mais j’ai découvert que j’étais capable de vivre ma peine maintenant, dans l’instant présent. Seul l’instant est à notre portée humaine…

Lors des funérailles de Gaspard, votre mari et vous avez prié ses amis de ne pas se dire qu’ils auraient pu changer quelque chose. Où avez-vous puisé ce courage de les consoler quand vous-mêmes étiez effondrés ?

Je savais d’expérience combien il est épouvantable d’enterrer son enfant, mais j’avais aussi éprouvé le soutien d’avoir été entourée, de vivre cela ensemble. Nous n’avions pas pris la parole pour Thaïs et Azylis. Là, nous avons voulu faire ce mot d’accueil non pas pour Gaspard, mais pour ses amis qui avaient 20 ans comme lui. Ils risquaient de culpabiliser et nous ne voulions pas qu’ils portent ce poids toute leur vie. Chez nous, on veille les morts. Le corps de Gaspard a été remmené à la maison. On a invité la famille, les amis, et réservé un créneau pour les jeunes. Ils sont arrivés ensemble, par grappes. Ils étaient sidérés, paumés, fracassés.

Personne n’avait rien vu venir car Gaspard se confiait peu sur son mal-être. Il luttait contre une dépression depuis un an. C’est lui qui a voulu être hospitalisé car ses pulsions suicidaires devenaient trop fortes. Il est entré le mardi et s’est donné la mort dans la nuit du jeudi au vendredi, à 3 heures du matin. Je l’avais trouvé courageux de choisir cette hospitalisation car elle l’empêcherait de fêter son anniversaire avec ses amis. Il m’a répondu : « Oui, mais je veux vivre. » Il se savait aimé et il aimait, il avait des projets. Nous avons voulu ce mot d’accueil pour leur donner ces petites clés de compréhension et leur ôter toute culpabilité.

Qu’avez-vous dit à Dieu ?

J’ai un peu crié, je l’ai beaucoup secoué. Je lui ai demandé où il était quand Gaspard est mort. J’ai eu le sentiment qu’il m’a répondu : « J’étais là. » « Alors pourquoi ne l’as-tu pas sauvé ? » — « Je l’ai sauvé parce que j’étais sur la Croix. Il est dans mon plein amour. » Cette certitude ne m’a pas empêchée de pleurer, mais elle m’a permis de pleurer plus en paix.

Comment n’avez-vous pas été engloutie par cette impression de « mourir sans cesse », comme vous l’écrivez, depuis l’annonce de sa mort ?

À la fin de la messe de funérailles de Gaspard, une femme rencontrée lors d’une de mes conférences sur la consolation, dont la fille de 20 ans venait de se suicider, m’a glissé : « On peut y survivre. » Elle avait traversé la moitié de la France pour me le dire. C’était précisément ce qui me taraudait : « Est-ce que je peux survivre à autant de peine ? » J’ai découvert plus tard qu’on pouvait même « vivre », ce que je n’aurais pas pu entendre le jour de l’enterrement, dans le fracas intérieur qui était le mien. Le deuil est pour toujours et à jamais ; la souffrance éternelle à l’échelle de la vie humaine. Mais avec le temps, la douleur n’est pas aussi forte, aussi fréquente, il y a des moments de répit, de joie aussi.


Vous semblez vous être donnée des autorisations : le droit de pleurer, de ne pas aller bien, d’annuler un rendez-vous…

L’épreuve précipite un retour à la simplicité. Je crois que la sagesse consiste à accueillir en soi la simplicité de l’enfant. Lorsqu’il a envie de pleurer, il ne se pose pas la question de savoir si c’est le bon moment, le bon lieu, comment ce sera perçu par son entourage : il pleure, avec la confiance d’être consolé. J’ai retrouvé cette simplicité d’exprimer une émotion, de la partager.

Le handicap, la maladie, la mort causent beaucoup de tensions dans le couple. Comment le vôtre a-t-il résisté à tant d’épreuves ?

C’est l’histoire de la vie de couple en général, mais il est vrai que la douleur exacerbe tout, elle crée des failles, des fragilités. Tant qu’on est submergé, dans le marasme, le cœur béant, c’est difficile. Quand on souffre, on est autocentré — ce n’est pas un reproche, c’est une remarque. On ne souffre pas en même temps, au même moment, ni des mêmes choses. Parfois on se rejoint dans une souffrance commune, parfois celle de l’autre réveille la nôtre… Cela demande beaucoup de délicatesse et de courage ! C’est plus facile quand le désarroi s’apaise. Dans le deuil, nos tempéraments restent à l’identique. Je dirais même que ce que l’on est profondément ressurgit, à mesure que la souffrance creuse en nous à l’acide. Il jaillit une forme d’authenticité. On s’aime encore plus fort et encore mieux. Nous sommes très attentifs l’un à l’autre, ce qui ne nous empêche pas de nous engueuler ni de nous énerver (elle sourit).

Il faut du temps pour ne plus être à vif ?

Le temps du deuil est difficile à intégrer dans une société où tout va très vite. Il y a une injonction à « tourner la page » au bout de trois ou six mois. À l’exception de quelques dîners avec des proches, nous avons mis presque deux ans à sortir de nouveau après la mort de Gaspard. Avant, c’était trop tôt… Nous débordions tellement de notre peine qu’on ne savait pas contenir. J’ai porté le deuil. Plus jeune, je considérais qu’il s’agissait d’une convention exaspérante dont on faisait bien de s’émanciper. J’en ai découvert, déjà avec Azylis, toute la sagesse. J’aime beaucoup les couleurs, mais porter de l’orange, du violet ou du jaune fluo, me donnait l’impression d’une dissonance. Pour moi, ce fut une manière d’être plus ajustée, comme une harmonie intérieure. Il me signifiait « Je peux prendre le temps de la peine, le temps de prendre soin de nous. »

Et puis, un jour, Arthur qui avait toujours vu sa mère habillée façon Arlequin m’a dit que les couleurs parlent de bonheur. J’ai quitté le noir pour lui, et parce que j’en étais redevenue capable. Grâce à lui, je me suis demandé : « Je vis pour qui ? » J’ai pris conscience du risque de m’enfermer dans la tombe de mes enfants. Or l’instant T, c’est le vivant. Sur le fond d’écran de mon téléphone, il n’y a pas une photo de mes enfants décédés, mais celle d’Arthur.

Votre benjamin a désormais 15 ans. N’êtes-vous pas tentée de le surprotéger ?

Si, bien sûr, je suis très tentée de le mettre sous cloche ! C’est vraiment, vraiment dur. J’ai tout le temps peur qu’il meure, alors que je n’étais pas une mère inquiète par nature. S’il rentre plus tard que prévu, je me dis aussitôt : « Il est mort. » C’est de l’ordre du traumatisme. Je dois lutter pour gagner ce combat de la confiance, le laisser prendre son envol. Je crois beaucoup à la force de notre consentement. À travers toutes ses étapes et toutes ses épreuves, la vie se révèle à nous. Qu’est-ce qu’on en fait ? Consentir permet de retrouver une paix intérieure.

Un deuil pompe énormément d’énergie. Vous décrivez cette bataille pour affronter l’ordinaire, se lever le matin…

Chacun fait comme il peut. Au début, on s’accroche à ce qu’on peut, qui peut sembler dérisoire, déplacé. C’est de l’ordre de l’instinct, de la survie. Laissons-nous vivre cela ! On culpabilise beaucoup ceux qui sont en deuil. Après la mort de Gaspard, par exemple, j’ai pris des somnifères parce que je n’arrivais plus à dormir. Une amie s’est inquiétée pour moi : « Tu n’as pas peur de devenir dépendante ? » L’urgence pour moi, c’était de sortir de mes insomnies. Ce que l’on fait résonne avec ce que l’on est à ce moment-là. Mieux vaut accueillir le choix de la personne endeuillée, la laisser emprunter ce chemin, et l’accompagner pas à pas.

Que conseillez-vous à l’entourage démuni, embarrassé, qui ne sait comment réagir ?

Osez ! Ne faites pas comme si de rien n’était, ne dites pas qu’à sa place vous ne pourriez pas, puisque justement vous n’êtes pas à sa place. Allez-y le cœur ouvert, avec délicatesse, avec les mots qui vous viennent . N’imaginez pas que vous allez chasser la peine de la personne affligée, vous n’êtes pas des magiciens. Mais vous pouvez apporter une présence, une écoute. Le seul fait de pouvoir exprimer la souffrance l’allège et donne de la paix. Vous remettez ainsi de l’humanité au cœur de la relation.

« On perd ceux qui meurent une fois en entier, puis on les perd sans cesse en détail », confiez-vous. Ce sont ces détails, qui rappellent la cruelle réalité de l’absence, les plus douloureux ?

Les dates anniversaires, finalement, ne sont pas les plus dures à vivre car on les anticipe, on crée un contexte… L’année dernière, nous sommes partis tous les trois nous balader dans une jolie région. La réalité est toujours plus facile à vivre que nos projections. Le plus dur, c’est ce qui surgit soudain, de manière imprévisible. Un souvenir, un regret, la pensée que lui ne se mariera jamais, qu’il n’aura pas d’enfants, une silhouette qui lui ressemble… Et je sais que ça, ça dure toute la vie. Dans ce livre, j’assume la souffrance, sans détour. Je pensais avoir déjà connu le summum de la détresse ; j’ai découvert qu’elle pouvait être incommensurablement plus grande encore. Je n’ai pas essayé de la raisonner, je l’ai laissée résonner. On croit qu’« ajouter de la vie au jour » consiste à introduire de la fantaisie, du festif. Il s’agit plutôt d’ajouter de la réalité, dans toute sa vérité, avec son lot d’épreuves. Alors seulement, la vie se pare d’éternité, car elle nous dépasse.

Source : La Vie

------------------

Aucun commentaire: