Frédéric Blanc : Revenons à ton dernier livre. Dans quel genre littéraire le classerais-tu ?
Gilles Farcet : Je le classerais spontanément dans le genre de la confession. Précisons que je n’emploie pas ce mot dans son sens pénitentiel… Il ne s’agit pas d’un aveu mais d’un partage profond et intime. C’est en quelque sorte mon petit « coming-out mystique ».
Frédéric Blanc : J’aurais également parlé de poésie…
Gilles Farcet : Tout à fait. Même s’ils sont rédigés en prose, ces textes touchent à l’écriture poétique.
Frédéric Blanc : En France, les milieux littéraires et spirituels s’ignorent quand ils ne se méprisent pas. N’y a-t-il pas quelque risque à écrire un livre qui relève de ces deux genres antagonistes ?
Gilles Farcet : C’est un risque assumé mais finalement très relatif… Quelles que soient ses qualités littéraires, il est clair que ce texte s’adresse en premier lieu à des personnes sensibles à la dimension spirituelle. Je pense qu’un partage de ce genre est susceptible de nourrir leur aspiration… J’ignore sincèrement s’il pourrait intéresser un public purement littéraire… Mais comme ce n’est pas mon propos, je ne me pose pas vraiment la question. Dans la mesure où beaucoup de textes littéraires possèdent une dimension que l’on pourrait qualifier de spirituelle, on pourrait arguer que l’opposition entre ces deux univers a quelque chose de factice… Il n’en reste pas moins vrai que cet antagonisme existe et qu’il n’est pas près de disparaître… J’ai par exemple été très frappé par le fait que les éditions récentes du Mont Analogue de René Daumal, ne comportent plus la dédicace à Alexandre de Salzmann, son premier instructeur dans les groupes Gurdjieff… Puisque René Daumal est mort depuis longtemps, on se doute bien que ce n’est pas lui qui est à l’origine de cette suppression. Mais alors qui ? On pourrait certes affirmer qu’on a enlevé le nom d’Alexandre de Salzmann parce qu’il n’est pas connu du grand public. Beaucoup de livres d’écrivains célèbres sont dédiés à de parfaits inconnus ; cela n’empêche pas le nom de ces anonymes de continuer à figurer sur la page de garde. A tort ou à raison, je soupçonne que la disparition de cette dédicace est le signe d’une gêne, d’un malaise du milieu littéraire vis-à-vis d’un objet littéraire à la dimension spirituelle trop flagrante.
Frédéric Blanc : Ton livre n’est pas uniquement une création personnelle. Il comporte un grand nombre de photos de Christian Petit. La présence de ces belles images enrichit sa lecture…
Gilles Farcet : Yes ! Merci de le mentionner.
Frédéric Blanc : Pourquoi ce choix ?
Gilles Farcet : C’est une idée de l’éditeur. Lorsque je lui ai soumis le texte, il m’a proposé de le publier dans une collection illustrée. J’ai immédiatement pensé aux photos de mon ami Christian dont j’apprécie la finesse du travail. Je suis heureux qu’il ait accepté.
Frédéric Blanc : « L’être heureux est une personne » … Voilà qui sonne très chrétien…
Gilles Farcet : Absolument ! Plus j’avance en âge (et, espérons-le, en maturité), plus ma sensibilité spirituelle prend une coloration chrétienne. C’est d’autant plus paradoxal que je ne me suis jamais tellement intéressé à la religion en tant que telle… Je parle ici de toutes les religions : l’hindouisme ne captive pas plus que le christianisme, le bouddhisme ou le judaïsme. Enfant, j’étais touché par l’enseignement des Évangiles. Le quotidien d’un maître entouré de ses disciples me bouleversait… Le reste m’a très tôt paru bizarre et déroutant… Ce qui me passionne encore aujourd’hui, c’est la dimension verticale. On en trouve évidemment la trace fulgurante dans les Évangiles mais aussi dans une certaine mystique chrétienne. Je ne parle pas seulement de Maître Eckhart et autres mystiques subtils et sublimes qu’il est de bon ton de citer dans les milieux non-dualistes. Je suis tout aussi touché par des saints beaucoup moins ésotériques comme Saint Vincent de Paul ou le Curé d’Ars.
Frédéric Blanc : Qu’est-ce qui te touche dans la sensibilité chrétienne ?
Gilles Farcet : C’est peut-être l’insistance sur la notion de personne. De ce point de vue, la culture chrétienne est aux antipodes de l’hindouisme et du bouddhisme.
Frédéric Blanc : Venant de quelqu’un qui insiste sur la dimension impersonnelle de son livre, tu avoueras que c’est piquant…
Gilles Farcet : C’est sûr ! (Rires) Ce genre de paradoxe est cependant inévitable… Il est pour moi évident que même la dimension la plus impersonnelle ne peut être vécue que dans une forme c’est à dire par une personne. On se demande d’ailleurs bien comment il pourrait en être autrement… Ce vécu n’a rien à voir avec son histoire, sa psychologie, ses conditionnements divers et variés et pourtant… Et pourtant, c’est bien un être humain unique qui va vivre de manière subjective une expérience que l’on pourrait qualifier d’objective. A mon sens, on touche là au mystère de la personne. Qu’est-ce qu’une personne au sens chrétien du terme ? On dit que Dieu est une personne… Qu’est-ce que ça veut dire ? Il m’est d’autant plus impossible de répondre à cette question que je ne suis pas théologien… Ce dont je suis certain, c’est qu’il existe un mystère et une sacralité de la personne… Note que la dimension de la personne dépasse de loin notre personnalité psychologique… A quoi tient notre singularité ? Elle n’est pas seulement le fruit de notre histoire. Beaucoup d’histoires se ressemblent d’ailleurs… L’expérience d’un garçon traumatisé par la naissance d’un frère cadet s’apparente à celle de millions d’autres enfants. Et pourtant chacun de nous est radicalement unique. Cette énigme se laisse entrevoir dans les visages. Lorsque je passe par Londres, il m’arrive souvent de visiter la National Portrait Gallery. Cela me fascine. Les êtres humains sont façonnés selon un nombre limité de types physiques et psychologiques et pourtant, on ne rencontre jamais deux fois le même visage. Aucun regard ne ressemble tout à fait à un autre. Cette singularité radicale est désormais corroborée par la science. Nos empreintes digitales et notre ADN sont absolument uniques. C’est vertigineux quand on y pense ! [Silence] Autre paradoxe : même si elle insiste énormément sur la dimension de la personne, la sensibilité chrétienne ne met jamais l’individu en avant. Il serait inconcevable pour un saint chrétien de se vanter d’avoir atteint la sainteté. Le christianisme nous met inlassablement en garde contre l’orgueil spirituel. Il n’en va pas de même pour certains « éveillés » qui se réclament pourtant d’une tradition non dualiste…
Frédéric Blanc : Tu t’en prends à ce que tu appelles « leur version des faits ». Qui sont ces gens dont tu remets en cause la vision du monde ?
Gilles Farcet : C’est une bonne question… Je suis conscient qu’il y a un brin de paranoïa dans cette expression… Du coup nous abordons une thématique un peu plus personnelle… (sourire) « Leur version des faits », désigne cette conception pauvre et plate de la réalité qui de tout temps a tenu le haut du pavé... En quoi consiste-t-elle ? Cette vision des choses se caractérise par sa mesquinerie et son manque absolu de perspective : le réel est linéaire, prévisible… La vie se réduit à un morne combat qui se gagne à coup de calculs miteux… Je ne suis pas en train de nier l’évidence. Oui, il existe des lois physiques, sociales, psychologiques etc. A un certain niveau, on peut même dire qu’elles nous gouvernent de manière implacable… Si cet aspect des choses est loin d’être anecdotique, il n’en reste pas moins partiel. Quelque chose d’autre est à l’œuvre. Quelque chose d’infiniment plus mystérieux qui échappe à toute tentative de conceptualisation. Et pourtant, c’est cette dimension insaisissable qui régit et gouverne la réalité. Je ne récuse pas « Leur version de faits », j’en souligne simplement l’étroitesse.
Frédéric Blanc : A tes yeux, « leur version des faits » semble inclure des idéologies parfaitement incompatibles. Tu y inclus pêle-mêle : « Dieu, pas Dieu, le Parti, la Révolution, le Conservatisme, les Valeurs, l’Insoumission, l’Anarchisme, la Tradition etc. » J'imagine qu’un communiste orthodoxe rechignerait à admettre qu’il partage la même « version des faits » qu’un catholique intégriste ou un chantre de l’économie néo-libérale... Qu’est-ce qui les rapproche selon toi ?
Gilles Farcet : Ce qui les rapproche, c’est leur identification totale à une idéologie. Celle-ci peut être religieuse, comme le christianisme, politique et économique, comme le communisme ou le capitalisme libéral. Je ne prétends pas que ces idéologies soient entièrement néfastes ou inutiles… Si je ne suis pas marxiste, je ne considère pas non plus que le communisme se réduise à un tissu d’inepties. La lutte des classes n’est pas une invention de Marx ! De là à dire que ce soit l’unique moteur de l’histoire… Toute idéologie digne de ce nom, je ne parle ici pas des discours extrémistes dont j’ai une sainte horreur, est porteuse d’une part de vérité. Toutes entrevoient un aspect de la réalité. Les problèmes commencent à partir du moment où l’on prétend ériger une philosophie en dogme et où l’on s’imagine qu’elle est capable de rendre compte de la totalité du réel. Ce genre de réductionnisme est toujours l’expression d’une peur.
Frédéric Blanc : Est-il possible à un être humain de se libérer complètement de ses conditionnements idéologiques ? Un esprit mal tourné pourrait par exemple te faire remarquer que ton discours relève d’une idéologie spiritualiste…
Gilles Farcet : Tu as raison. J’ai un certain regard sur le monde que l’on peut qualifier de spiritualiste. Toute la question est alors de voir si mon « spiritualisme » m’empêche de comprendre, pourquoi pas d’apprécier pour leurs qualités, un matérialiste récusant toute dimension spirituelle, ou un militant qui ne voit de sens que dans l’engagement politique. En tant que forme, je ne crois pas que l’être humain puisse totalement échapper aux conditionnements. Être vivant équivaut toujours à être sous influence… Avancer qu’une forme pourrait être intégralement non conditionnée me paraît absurde. On affirme volontiers que les grands sages vivent libres de tout conditionnement. A un certain niveau, d’accord… Il n’empêche que de manière plus ordinaire, en tant que formes, c’est à dire en tant qu’êtres humains, ils demeurent dans une certaine mesure le produit de leur culture, de la société dans laquelle ils ont grandi et évoluent. Toute la différence, et elle change tout, réside dans la relation qu’ils entretiennent avec ces conditionnements relatifs. Pour le dire simplement en prenant un exemple que j’ai bien connu, Arnaud Desjardins n’était pas prisonnier d’une mentalité bourgeoise et protestante. Et cependant, il restait reconnaissable en tant qu’homme de sa génération issu d’un certain milieu.
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