À n'en pas douter, Jésus de Nazareth expérimenta peu à peu la présence du Père en sa chair humaine. Par le silence de la prière, par l'eucharistie ruminée, par la Parole sans cesse méditée, je prends peu à peu conscience de la présence du Fils en moi. Le divin qui m'habite apprendra à composer avec mes origines humaines. Et c'est elle, cette part divine, profondément enfouie, qui finira par prendre le dessus, en maîtrisant le dessous de tous mes comportements. À mon tour, paraphrasant l'Évangile, je pourrai dire alors : « Le Christ et moi, nous sommes un » (Jn 10, 30). Mais pour cela, il me faut apprendre à revenir sans cesse à lui : voir, juger, penser, sentir à partir de lui et à travers lui, sans jamais perdre, au fond de moi, cette assise, ce point d'appui, cette vérité que je devine parfois comme les pieds cherchent le sol dans le vide.
Cette percée du Christ à travers tous mes membres, je peux la sentir presque physiquement, comme une poussée du dedans. Sa lumière veut s'étendre et prendre place au creux de ma chair. Mais il est là chez lui, il la connaît depuis le commencement, il l'a modelée de son propre souffle, elle lui appartient. Il prend seulement possession de ce qui lui revient, comme le jour par degrés reprend tout le ciel en déliant les ombres sans grande consistance. Comment imaginer qu'il puisse l'abandonner, lui qui l'assiste depuis les premiers contours de la Terre, lui qui l'a rachetée en la prenant avec lui pour la retremper aux sources de la vie ?
Notre chair est un jardin où le Verbe de Dieu aime à se promener, quand, à l'heure tranquille du soir, s'apaise la brise dans les lourds feuillages. On n'entend plus alors qu'un murmure, entre l'homme et son Dieu qui n'ont plus besoin pour s'entretenir de longs discours : un tremblement suffit, une vibration, un bruissement entre des fibres comme les cordes d'un instrument.
Ce langage ne s'apprend pas, il nous vient de plus loin que les étoiles, et, au plus intime du veilleur, des mondes se font et se défont, le temps et l'éternité devisent ensemble tout en marchant, sans qu'on entende un pas, sans qu'une trace apparaisse dans le jardin de la chair, puisque tout entière elle est leur empreinte, tout entière elle est l'image et le secret de son créateur.
Ainsi patiemment le Verbe s'est-il frayé un passage à travers l'histoire, affinant notre regard, notre cœur, avant de paraître au milieu de ses œuvres. Il semblerait qu'il poursuive le même effort pour rejoindre chacun des membres de son corps, attendant, cherchant le profond silence au milieu de nos ténèbres pour prendre pied sans un bruit, comme il a attendu le cœur de la nuit et son silence insondable pour faire sortir son peuple de l'esclavage. Mais il n'est plus besoin pour nous de coûteux déplacements, il s'agit de le laisser venir, prendre toute la place, et déposer au fond de la chair, comme le plomb au fond du bateau, cette pierre angulaire qui assure tout l'édifice de notre devenir.
Le salut ne sera jamais que cet ample développement commencé avec la Création, jusqu'à son accomplissement dans la gloire, progressant de faute en faute et de grâce en grâce. L'amour en est le cœur, la matrice, l'unique loi et l'unique économie, le seul qui sache avancer en se jouant des contraires.
J'ai un modèle désormais, non plus seulement une image de Dieu inscrite en mon tréfonds, mais sa parfaite ressemblance, à laquelle je m'accoutume jour après jour comme elle-même s'ajuste à mes faiblesses.
___________________________
Philippe Mac Leod, écrivain. Il a publié plusieurs livres et recueils de poésie. Son dernier ouvrage, Poèmes pour habiter la terre est paru chez Le Passeur.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire