vendredi 17 janvier 2025

c'est l'avenir qui viendra à vous...

 Q : Je confesse être d'humeur rebelle aujourd'hui. Tout me semble incertain, inutile...


Nisargadatta Maharaj : C'est une humeur profitable. Douter de tout, tout refuser, s'interdire d'apprendre quelque chose d'autrui. C'est le fruit de votre longue sadhana (pratique spirituelle). Après tout, on n'étudie pas éternellement.

Q : J'en ai assez. Cela ne m'a mené nulle part...

M : Ne dites pas nulle part. Cela vous a mené où vous êtes maintenant. 

Q : Toujours l'enfant et ses accès de colère ! Je n'ai pas avancé d'un pouce.

M : Vous avez commencé comme enfant, vous finirez enfant. Vous devez perdre tout ce que vous avez gagné et finir comme vous avez commencé. 

Q : Mais l'enfant se rebiffe ! Quand il est en colère, quand on lui refuse quelque chose, il se met à trépigner. 

M : Laissez-le trépigner. Regardez-le seulement, quand il trépigne. Et si vous avez trop peur des autres pour trépigner avec conviction, constatez-le. Je sais que c'est un travail douloureux. Mais il n'y a pas de remède, sauf de renoncer à chercher des remèdes. 

Si vous êtes en colère ou dans la peine, situez-vous hors de la colère et de la peine : observez-les. L'extériorisation est le premier pas vers la libération. Éloignez-vous et regardez. Les événements physiques continueront d'arriver, mais, en eux-mêmes, ils n'ont aucune importance. C'est le mental seul qui compte, quoi qu'il arrive. Vous ne pouvez pas trépigner et hurler dans les bureaux d'une compagnie aérienne ou d'une banque, la société ne le permet pas. Si vous n'aimez pas leurs manières, ou si vous n'êtes pas prêt à les accepter, ne voyagez pas et n'ayez pas d'argent. Marchez, et si vous ne pouvez pas marcher, ne voyagez pas. Si vous avez affaire à la société, vous devez accepter ses usages, car ce sont les vôtres. Vos besoins et vos demandes les ont créés. Vos désirs sont si complexes et si contradictoires qu'il n'est pas étonnant que la société que vous créez soit, elle aussi, complexe et contradictoire.

Q : Je le vois bien et j'admets que le chaos extérieur n'est qu'un reflet de mon propre manque intérieur d'harmonie. Mais quel est le remède ? 

M : Ne cherchez pas de remèdes. 

Q : Quelquefois on est dans un état de grâce et la vie est heureuse et harmonieuse. Mais un tel état ne dure pas ! L'humeur change et tout va mal.

M : Si vous pouviez seulement vous tenir tranquille, les attentes et les mémoires éclaircies, vous seriez capable de voir la belle mise en place des événements. C'est votre agitation abrutissante qui cause le chaos. Vous voulez des résultats immédiats ! Nous ne faisons pas de magie ici. Tout le monde fait la même erreur : refuser les moyens mais en voulant la fin. Vous voulez la paix et l'harmonie dans le monde mais vous refusez de les avoir en vous. Suivez mon conseil avec confiance et vous ne serez pas désappointé. Je ne peux résoudre vos problèmes simplement par des mots. Vous devez agir conformément à ce que je vous dis et persévérer. 

Ce n'est pas le conseil juste qui libère mais l'action qui se fonde sur lui. Voyez le docteur qui dit au patient, après lui avoir fait une piqûre : "Maintenant, restez tranquille. N'en faites pas plus, restez seulement tranquille" ; je vous dis comme lui : vous avez eu votre piqûre, maintenant restez tranquille, seulement tranquille. Vous n'avez rien d'autre à faire. Mon guru a fait la même chose. Il m'aurait enseigné quelque chose et ensuite aurait dit : "Maintenant restez tranquille. N'allez pas ruminer tout le temps. Arrêtez. Soyez silencieux."

Q : Je peux rester une heure tranquille le matin, mais la journée est longue et beaucoup de choses arrivent qui jettent à bas mon équilibre. C'est facile de dire : "Faites le silence", mais dites-moi comment, au milieu des hurlements en moi et autour de moi, peut-on y parvenir ? 

M : Tout ce qui doit être fait peut être fait dans le silence. Il n'y a aucune raison d'en être bouleversé.

Q : Tout ça n'est que théorie qui ne colle pas aux faits. Je vais retourner en Europe où je n'ai rien à faire. Ma vie est totalement vide... 

M : Essayez simplement d'être calme, tout viendra à vous, le travail, la force de le faire, la motivation juste. Faut-il que vous sachiez tout d'avance ? Ne soyez pas angoissé par votre avenir, soyez tranquille aujourd'hui et tout se mettra en place. L'inattendu arrivera certainement alors que l'attendu peut ne jamais se produire. Ne me dites pas que vous ne parvenez pas à contrôler votre nature. Il ne vous est pas nécessaire de la contrôler. Jetez-la par-dessus bord, n'ayez pas de nature à combattre ou à laquelle vous soumettre. Aucune épreuve ne vous blessera pourvu que vous n'en fassiez pas une habitude. Vous êtes la cause subtile de l'univers entier. Tout EST, parce que vous êtes. Accrochez-vous fermement et profondément à ce point – demeurez-y. Réaliser ceci comme absolument vrai, c'est la libération. 

La nature n'est ni plaisante ni déplaisante. Elle n'est qu'intelligence et beauté. La souffrance comme le plaisir ne sont que dans le mental. Changez votre échelle de valeurs et tout changera. Le plaisir et la souffrance ne sont que des perturbations des sens ; acceptez-les tranquillement, ils ne seront plus que béatitude. Puisque le monde est ce que vous en faites, rien ne vous empêche de le faire heureux. Seul le contentement peut vous rendre heureux. Des désirs assouvis naissent de nouveaux désirs. Se garder de tout désir, se contenter de ce qui vient de soi-même, est une attitude très fructueuse – un premier pas vers l'état de plénitude. Ne méprisez pas sa stérilité et sa vacuité apparentes. 

Croyez-moi, c'est la satisfaction des désirs qui engendre la misère. La liberté vis-à-vis du désir est béatitude. 

Q : Il y a des choses dont nous avons besoin... 

M : Ce dont vous avez besoin se présentera à vous si vous ne désirez pas ce dont vous n'avez pas besoin. Mais peu de gens atteignent cet état de lucidité totale et de complet détachement. C'est un état très haut, le seuil même de la libération.

Q : Ces deux dernières années, j'ai été stérile, désolé, vide, souvent j'ai appelé la mort...

M : Avec votre présence ici, les choses se sont mises en marche. Laissez-les se produire comme elles arrivent. Le tri se fera convenablement de lui-même en fin de compte. Ce n'est pas la peine de vous battre pour l'avenir – c'est l'avenir qui viendra à vous. Pendant un certain temps encore, votre démarche sera celle d'un somnambule, comme aujourd'hui, dépourvue de sens et d'assurance ; mais cette période aura une fin et vous trouverez votre travail fructueux et facile. 

Il y a toujours des moments où on se sent vide et détaché. De tels instants sont des plus désirables car ils montrent que votre âme a largué ses amarres et vogue vers des pays lointains. C'est cela le détachement : quand on en a fini avec le vieux et que le nouveau n'est pas encore arrivé. Si vous avez peur, cet état peut être éprouvant ; mais il n'y a là rien dont vous puissiez être effrayé. Souvenez-vous de cette instruction : quoi qu'il vous arrive – dépassez-le.

~ Nisargadatta Maharaj 

Je Suis, chapitre 53

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jeudi 16 janvier 2025

Les 8 lois magiques.


Pensée magique 1 : “Tout est possible”


Si tu veux qu'une chose soit possible, tu dois faire croire aux autres que tu peux la réaliser. S'ils ne te croient pas, tu ne pourras pas y arriver.

L'énergie est partout mais elle n'apparaît que là où vous fixez l'attention. Le moment où tu peux faire les choses c'est maintenant ni hier ni demain. Le passé est mort, le futur n'est pas né. En étant en vie, tu as le pouvoir du présent.

Pensée magique 2 : “Tout est divin”

Tout est vivant et éveillé, mais à des vitesses différentes. Les montagnes, pour nous très lentes, se déplacent sans cesse. Faites attention aux objets, traitez-les avec la même délicatesse que vous traitez les enfants. Si vous traitez mal les objets, ceux-ci, devenus ennemis, vous feront du mal. Mais si tu les traites avec respect, ils seront tes alliés.

Faites le tour de votre logement et prenez conscience de ce que vous respectez et de ce que vous maltraitez, que ce soit par violence ou par indifférence. Changez votre attitude envers elles.

Pensée magique 3 : « Les malédictions sont équilibrées par des bénédictions. ”

Prenez conscience de toutes les malédictions que la famille et la société ont gravées dans votre esprit. « Si tu fais ça... Tu ne réussiras pas dans la vie... Tu vas mourir de faim... Tu vas devenir une pute... etc. ”

Décide-toi à transformer les préjugés-malédictions en bénédictions. « Je vais réussir dans la vie... Je développerai ma créativité et ma générosité en donnant je reçois... La réalité n'est pas un couvent, ni l'amour n'est un péché... Je me donne le pouvoir de me bénir moi-même ”

Le pouvoir vient de l'autorité et pour conquérir l'autorité, il faut s'habituer à donner des ordres. C'est un exercice magique de te mettre à l'ordre pour que les choses soient exactement comme elles sont. Par exemple, quand la pluie tombe déjà, dites « J'ordonne que la pluie tombe ». Si le jour se lève trop froid : « J'ordonne qu'il fasse froid aujourd'hui ». « J'ordonne à ces personnes de traverser la rue. » Etc. Ainsi ton inconscient commence à croire que tout lui obéit. Tu dois le faire sérieusement. Tout pouvoir vient de toi-même, c'est toi qui crée ton expérience. Petit à petit, tu prends la sécurité. La sécurité que tu peux utiliser pour guérir toi et les autres.


Pensée magique 4 : « Il y a toujours une autre façon de faire quelque chose. ”

Vous éveillez votre créativité magique lorsque vous appliquez à tout un regard qui a l'intention de faire différemment ce qui a été fait.

Tout permet absolument d'être fait différemment. Même la plus banale. Proposez-vous de faire les œufs au plat autrement. Visualisez une autre façon de gagner votre vie. Imaginez une autre façon de fabriquer des chaussures, une autre façon d'éduquer vos enfants, de faire l'amour, d'échanger des billets et des pièces, d'utiliser votre voix, etc, etc. En appliquant cet exercice magique, vous produirez un changement fertile dans la réalité rationaliste.

Pensée magique 5 : “Rien n'est simple, tout est complexe”

On nous éduque en nous faisant croire que la vérité est une phrase simple. On évite de nous apprendre qu'une phrase simple est interprétée par chaque individu sous une forme subjective. Quoi que vous disiez, cela sera interprété de manière positive ou négative, gentille ou agressive, claire ou sombre. La pensée magique consiste à prendre n'importe quelle formulation et à l'interpréter de la manière la plus négative possible, pour ensuite, comme si vous la glissez sur un axe, voir l'interprétation monter en positivité jusqu'à ce que vous en fassiez finalement quelque chose de sacré. Ainsi tu découvriras la puissance de ton esprit.

Pensée magique 6 : « Seul celui qui apprend à mourir vit vraiment ».

Le magicien sait qu'il n'est propriétaire de rien ; que ce qui commence s'achève ; que ce qui monte descend ; que ce qui approche s'éloigne ; et vice versa. L'obscurité s'éclaircit, l'occulte se révèle, le limité devient infini... Absolument tout se transforme constamment. Accepter la mort physique est essentiel pour un magicien, qui doit vivre sa vie comme s'il avait mille ans devant lui... et face à la puissance cosmique comme si j'allais mourir d'une seconde à l'autre.

Pour développer ce sentiment fondamental, chaque nuit, donne-toi aux ténèbres, abandonne-toi à la mort en acceptant que tu ne te réveilleras pas, donne ta conscience comme un cadeau à l'univers.


Pensée magique 7 : « Apprends à remercier ».

Ferme les yeux et imagine quelque chose de beau, aussi beau que possible. Vous verrez que vous pouvez toujours raser quelque chose ou embellir quelque chose, toujours de trop en plus. Lorsque vous atteignez votre capacité maximale à embellir ce que vous avez choisi d'embellir, dites-lui MERCI. Et ensuite dis merci à toutes les parties de ton corps, ton cerveau, ton cœur, ton sexe, tes organes à tes viscères, ton sang, tes os, ta chair, (remercie-le par exemple pour son pouvoir de cicatriser une blessure) à ta conscience, à ton ego, ton âme, ta mémoire, ton imagination, le fait d'être vivant. etc, etc, et enfin, à qui vous a donné ces conseils de magie gratuitement.

Pensée magique 8 :« Ne dis pas absolument tout ce que tu sais »

Gardes-en pour toi, seul. Quelque chose que tu ne diras jamais à personne, quelque chose qui mourra avec toi. Par exemple, tout magicien garde secrètement le nom sous lequel il s'est baptisé. Garder jusqu'à la mort un secret intime confère une existence digne à ton âme, c'est ton signe de puissance.

Alejandro Jodorowsky

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mercredi 15 janvier 2025

Que faire de nos émotions (1)

 « N'oublions pas que les petites émotions sont les grands capitaines de nos vies et qu'à celles-là nous y obéissons sans le savoir. » Vincent Van Gogh, lettre à son frère Théo


Notre corps est souvent traversé d’émotions qui ont un impact immédiat sur notre sentiment de bien-être subjectif. On en a tous fait l’expérience, plutôt deux fois qu’une, et parfois à nos dépens.

Positives ou négatives, les émotions que nous ressentons ne sont malheureusement pas toujours désirables.

On verra dans ce chapitre que nous avons souvent toutes les raisons de ravaler notre colère, de cacher nos peurs et de refouler nos larmes ou, au contraire, d’en rajouter dans la bonne humeur. Mais on s’attachera surtout à montrer que nous ne sommes aucunement obligés d’être « pris en otage » par nos émotions, pour utiliser une expression à la mode. Et qu’un bon usage de nos émotions contribue fortement à notre niveau de bonheur.

Commençons par quelques précisions. Le mot émotion vient du latin motio, « mouvoir » : c’est « ce qui met en mouvement ». En cela, les émotions se distinguent des sentiments. Quand je pense que plusieurs millions d’enfants meurent de faim chaque année dans le monde, j’éprouve un sentiment de tristesse. Mais quand j’apprends la mort d’un proche et que je pleure, c’est une émotion. Un sentiment ne vous fera jamais fuir ou vous battre ; une émotion, oui.

L’émotion se distingue aussi de la passion qui vient du latin passio, lui-même venu du grec pathos (qui nous a donné « pathologie »), tous deux signifiant « souffrance ». La passion est donc pour l’essentiel négative. Elle a une dimension de passivité (on ne peut que la subir) que n’a pas l’émotion, qui nous pousse plus souvent à l’action.

À quoi ça sert, les émotions ?

On a tous un jour ou l’autre été submergé par une émotion incontrôlable. Crise de colère ou de larmes, fou rire, trac... Dans tous les cas, nos émotions fonctionnent comme des soupapes : ce sont des « décharges d’urgence » qui nous permettent de nous libérer de nos tensions. Et de nous adapter physiquement et socialement.

Darwin est l’un des tout premiers à s’en être aperçu :« L’expression, ou le langage des émotions ainsi qu’on l’a quelquefois nommée, a certainement son importance pour le bien de l’humanité. »

Dans leurs formes les plus intenses et brèves, du type grande frayeur ou grosse colère, nos émotions se réduisent à des réactions instinctives de défense (fuite ou agression) ou d’approche (repliement sur soi, soumission). Grâce à elles, nous sommes capables d’agir d’instinct, très vite, sans réfléchir, et donc de mieux faire face à des dangers potentiels. Elles permettent aussi de faire l’économie du langage et de communiquer très rapidement en situation d’urgence. Quand une bombe explose ou qu’un ours débarque sur le camping, on n’a pas le temps de discuter. Une expression de peur vaut mieux qu’un long discours, tout le monde comprend immédiatement qu’il faut ficher le camp.

De nombreux travaux ont confirmé l’universalité des expressions émotionnelles. Partout dans le monde, les émotions de base — peur, colère, tristesse, dégoût, joie, surprise — activent les mêmes muscles du visage, et tout le monde est capable de les reconnaître. Un Papou sait « lire » les émotions d’un Américain, qui sait « lire » les émotions d’un Japonais, qui comprend quand vous ouvrez grand les yeux si votre surprise est bonne ou mauvaise.

Notons d’ailleurs que des émotions comme la colère et la peur et les réactions qui leur sont associées, le combat ou la fuite, ne sont pas spécifiquement humaines. On les retrouve chez presque tous les animaux.

On peut d’ailleurs se demander s’il y a vraiment six émotions de base. La surprise ne serait-elle pas un sous-genre de la peur ; le dégoût, de la colère ? Certains n’en imaginent que quatre : la peur, la colère, la tristesse et la joie, qui seraient liées aux quatre temps de la respiration, on en verra plus bas l’intérêt. Mais d’autres, en allant plus loin dans la nuance, en voient beaucoup plus. James Russel, un psychologue américain, a proposé par exemple une classification des émotions en fonction de leur caractère agréable ou non, et de leur dynamique plutôt active ou non.

Aller bien dans un monde qui va mal - Gilles Azzopardi
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A suivre...

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mardi 14 janvier 2025

La gnose ou la guerre

 


Entre les hommes, il n’existe que deux relations, la gnose ou la guerre. Par gnose,  j’entends l’amour intelligent ou l’intelligence de l’amour. Par guerre j’entends, mépris de l’intelligence, ignorance de soi et de l’autre.

On ne peut pas être intelligent de cette intelligence particulière qui intègre la sensibilité et l’affectivité qu’on appelle la gnose et se faire la guerre entre hommes, femmes, nations…

La gnose est la santé et l’accomplissement de l’esprit, comme l’amour et la générosité est la santé du cœur.

« Bonne année, bonne santé » dit-on, santé de l’esprit et du cœur, mais aussi du corps.

Il faut donner raison à la Vie qui veut vivre en nous.

Ces vœux de santé peuvent-ils mettre fin à la guerre ? Évidemment non, s’ils restent des vœux. Évidemment oui, si nous décidons immédiatement de les mettre en pratique.

La Vie ne veut pas avoir raison de l’autre, ni être contre lui, mais elle veut vivre avec lui (d’ailleurs, elle ne sait pas faire autrement). Personne n’ose dire qu’il aime la guerre et tout ce qu’elle réduit en souffrances et en poussières et pourtant, si peu ont la force, le courage et l’intelligence, non pas de s’y opposer (cela serait encore la nourrir) mais de proposer une autre façon de vivre, sans armes et sans larmes.

En 2025, il nous faudra de nouveau répondre à la question : « Vivre, pourquoi faire ? » Vivre intelligemment pour ne plus faire la guerre ?

Pourquoi je me lave les dents chaque matin ? Pour mordre ou pour sourire ? Pour nous détruire davantage (la guerre), ou pour mieux nous connaitre (la gnose) ?

Jean-Yves Leloup, Janvier 2025

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lundi 13 janvier 2025

La parole retrouvée

 Je viens de terminer la lecture de La Parole Retrouvée, un voyage avec Lee Lozowick, le dernier livre de Véronique Desjardins

Je cite ici la présentation qui en est faite en 4ème de couverture avant de donner mes impressions de lecture : 


« Deux maîtres spirituels, deux écoles, deux sanghas Tout semble les séparer : leur éducation, leur style, leur cheminement, leurs méthodes : l’un est adepte d’une voie de dévotion , l’autre est disciple d’une voie non dualiste. Et pourtant, du jour où ils se rencontrent, naît entre eux et leurs élèves une profonde amitié. L’auteur relate ici le rôle qu’il joua dans son propre parcours durant le long séjour qu’elle fit auprès de lui en Arizona et en Californie. Et, au delà de son histoire personnelle, comment les deux écoles se sont fécondées l’une l’autre »

On devinera toutes mes raisons d’avoir hâte de lire ce livre. Attente récompensée car j’en ai reçu une nourriture de grande qualité. 

Avant tout, j'y ai vraiment senti et retrouvé Lee tel que je l'ai connu et c'est à mes yeux la plus grande réussite du livre. 

A partir de son témoignage personnel , à maints égards intime, Véronique parvient à évoquer et je dirais même invoquer Lee dans sa dimension de serviteur de l'essentiel, avec toutes ses facettes hors norme. Si bien que, tout en lisant un témoignage de Véronique Desjardins au plus près de son vécu intérieur, j'ai avant tout eu l'impression de lire un livre consacré d'abord à Lee Lozowick. 

C'est une alchimie dont la formule n'était a priori pas évidente mais que à mon sens Véronique a maitrisée. Du coup, tout en étant invité à partager des aspects du parcours sur la voie d'une femme avec ses questionnements, déchirements, difficultés, qui plus est d'une femme dans la position bien particulière de disciple et épouse d'un maître, le lecteur rencontre cet autre maître Lee, le voit pour ainsi dire en action... 

Le plus beau compliment que j'ai à faire sur ce livre est que, d'un bout à l'autre de sa lecture, j'ai eu le sentiment de me trouver en présence de Lee. Je l'ai senti là, ai retrouvé des impressions subtiles familières, me suis trouvé connecté à sa longueur d'onde. 

C'est donc à mon sens un beau, fidèle et sensible portrait de maître, à travers le prisme d’une femme profondément investie sur la voie. 

Il me semble que tous les principaux aspects de Lee tel que nous l'avons connu et ses "moyens habiles" sont évoqués : notamment sa manière de faire travailler celles et ceux qui se mettaient dans son orbite sur les dimensions primales : sommeil, nourriture, habitudes, confort, de les pousser dans leurs retranchements sur  quantité de petits attachements. 

Les différents exemples que Véronique donne de "leçons" reçues sur le vif en sa présence sont représentatifs de sa manière de transmettre, de créer autour de lui et en groupe des conditions propices à voir et à se voir... 

Elle rend aussi très bien la dimension avant tout énergétique de sa transmission. Les repas, concerts de rock, périples épiques, sont évoqués avec justesse et acuité. Elle donne aussi à sentir ce que pouvait être une « chamber », ces espaces sacrés qui parfois se créaient, en général dans des contextes intimes en présence de Lee et en la présence conjuguée d'Arnaud et Lee.

 Oui, ce même Lee qui dans ses conférences publiques, au mépris de son image et de sa réputation, s’acharnait à faire fuir les touristes spirituels à grand renforts de provocations et d’outrages frisant l’ absurde , ce même Lee,  donc , se muait souvent en un réceptacle et véhicule de présences subtiles , instrument d’une compassion palpable mais dépouillée de tout romantisme. 

Les passages consacrés au « bazar sacré « , soit l’exposition et la vente par Lee d’objets d’art sacré de diverses origines sont également fort pertinents. Ils restituent bien ce que beaucoup d'entre nous ont vécu  et donnent un éclairage certainement précieux pour celles et ceux qui seraient gênés et perplexes vis à vis de cette facette de son "travail".


Un autre aspect important de ce livre est évidemment ce qu'il transmet de la relation si rare et étonnante entre Lee et Arnaud, deux êtres humains comme Véronique le souligne tellement différents , et pourtant devenus si proches dès leur première rencontre ... Et ce qui, à partir de cette relation, a trait au cousinage spirituel des deux écoles, là aussi une occurrence si on y réfléchit très rare. 

De manière vivante, à partir de ses souvenirs,  l’auteur cerne au delà des anecdotes et cas particuliers la dimension de ce cousinage, en pose en quelques paragraphes les enjeux, la richesse et aussi les possibles pièges (le mélange des influences, la fascination) 

La survenue de Lee et de son école dans la vie des élèves d'Arnaud a apporté non pas un élément manquant mais une dimension dont pourtant nous avions besoin ( et vice versa). Véronique souligne bien aussi la manière exceptionnelle dont Lee s'est mis au service d'Arnaud et de sa transmission sans pour autant cesser un instant d'être lui même avec son style si inhabituel et déconcertant pour beaucoup. 

Et bien sûr, il y a un peu en filigrane mais naturellement très présente, une évocation d'Arnaud, de sa perspective. Là aussi, en lisant ce livre, je l'ai senti vivant. 

C'est un témoignage important sur une rencontre relevant d'une magie, complètement improbable et défiant les lois linéaires. 

Enfin, les passages autour de la fin de vie de Lee , sa manière de se situer vis à vis de la maladie, reflètent à mon sens parfaitement l'enseignement inoubliable transmis dans ce contexte. 

L'évocation de ce qu'il faisait passer sur "les temps qui viennent " et les technologies ont aussi leur  juste place.

Gratitude donc pour ce livre que je classe parmi les témoignages de disciples précieux et intemporels. Je le  relirai comme je relis certains livres évoquant M Gurdjieff  ou d’autres maîtres.

Gilles Farcet

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dimanche 12 janvier 2025

La paix à offrir (3/3)

 


Nous nous percevons petites vagues, perdues sur l’immensité de l’océan, au milieu des autres vagues, dans un vécu de séparation, d’exclusion, de déconnexion. La vague se sent vulnérable quand elle est dans l’ignorance d’elle-même, mais, quand elle regarde en profondeur, au-delà de sa désespérance à se sentir si insignifiante, elle voit que son essence est l’élément «eau», une essence qu elle partage avec toutes les autres vagues. Tout change alors. Elle reste «elle», singulière et distincte, mais elle se sent en paix quand elle embrasse la calme magnificence de la réalité de son être. C’est ce qui se passe à cet instant, dans l’expérience partagée avec cette femme. Elle est la vague. Je suis la vague. Nous sommes indissociables de l’océan. Nous sommes l’océan. Nous n’avons jamais été ni perdus, ni exclus, ni déconnectés.

Au niveau ultime, n’y aurait-il plus de solitude ?

Je sors très apaisé de cette chambre et vais m’asseoir quelques instants dans un bureau isolé. J’ai besoin de réfléchir, de contempler ce qui s’est passé. Cette femme a trouvé en elle un espace de paix. Sans même en avoir conscience, elle me l’a offert en retour.

Je m’interroge. Et si l’inverse était vrai? Si je fais la paix en moi, de quelque manière que ce soit, par la méditation ou tout autre moyen, puis-je moi-même offrir la paix en retour à autrui, afin de le toucher intérieurement de la même manière que cette femme m’a touché? Pourrais-je y parvenir, sans rien faire d’autre que simplement cultiver mon propre espace intérieur ?

Il y a de la joie dans cette prise de conscience. La joie de constater qu’on peut spontanément faire du bien à ceux qui nous entourent par le simple fait d’aller à la rencontre de nous-mêmes.


Dans cette perspective, me donner de la paix, du calme, prendre soin de moi, cesse d’être un mouvement égocentré où mon seul bien-être est la priorité, la seule finalité. J’inscris cette attention à moi dans une attention à toi, conscient que tout le bon que je peux générer en moi a le pouvoir de toucher ton cœur, sans même que je le veuille, sans même que tu le saches.

Faire vibrer mon diapason intérieur de ma plus belle note et te laisser entrer en résonance. Sans rien faire. Sans rien te dire. Cela ne vaut-il pas la peine d’essayer? Ne serait-ce pas là le sens des mots du Dalaï-Lama ?

« Fais la paix en toi et tu feras la paix dans le monde. »

Ce matin, je crois que cette dame qui va bientôt mourir vient de me les faire comprendre.

 Dr Christophe Fauré - S'aimer enfin (un chemin initiatique pour retrouver l'essentiel)
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samedi 11 janvier 2025

La paix à offrir (2)

 Je l’ai compris auprès d’une femme qui n’avait plus que quelques jours à vivre.


J’entre dans une chambre de l’unité de soins palliatifs où je travaille. Cette femme est là, alitée. Elle m’accueille avec un sourire. Elle est fatiguée mais une douceur intérieure lisse les traits de son visage. Je m’assieds sur le rebord de son lit. Spontanément, elle me prend la main et me regarde en silence. Elle hésite, comme si elle cherchait ses mots. «Je vais bien, me dit-elle presque dans un souffle. Je ne comprends pas pourquoi... mais je vais bien. »

Elle est pourtant en train de vivre ses derniers jours. C’est étrange : l’un après l’autre, elle perd les supports de ce qui a constitué sa personne tout au long de son existence. Son corps l’abandonne. Il s’épuise et s’amaigrit. Elle a perdu depuis longtemps son statut professionnel et a renoncé aux projets qui étaient ses moteurs de vie. Elle sait qu’elle est en train de perdre sa place dans le monde des vivants qui continueront à vivre quand elle ne sera plus... Tant de pertes successives, tant de renoncements. La perte inexorable de tout ce qui lui permettait de dire : «Je suis cette personne. Ceci est “moi”.» Et pourtant, aujourd’hui, alors qu’elle est profondément engagée dans le deuil d’elle-même, elle me dit : «Je vais bien.» Cet état de quiétude arrive si rarement chez une personne en fin de vie que j’éprouve le besoin de rester auprès d’elle. Pour m’en imprégner. Pour comprendre aussi ce qui se passe sous mes yeux car, de façon troublante, je me sens aussi pénétré par cette tranquillité si paradoxale, alors que la mort s’annonce.

Que se passe-t-il à cet instant ? Quelle est la nature de cet apaisement ?

Je vois cette femme qui n’a plus assez de «support » pour continuer à se définir elle-même comme elle le faisait autrefois. Sous les assauts de la maladie, elle est contrainte à quitter son ego - cette représentation mentale d’elle-même - qui lentement se délite. Son espace psychique se vide progressivement de tout ce qu’elle pensait être mais, dans un même temps, une porte s’ouvre en elle : elle fait l’expérience directe d’un espace intérieur où peu de pensées s’élèvent. Et elle y découvre la paix. Une sorte d’immédiateté dans son rapport au monde et à elle-même. Quelque chose de très simple et de très calme, un espace de non-lutte par rapport à sa nouvelle réalité.

Mot après mot, dans un effort qu’il me semble essentiel de ne pas contrarier, elle me raconte combien elle sent un accès plus simple à l’instant présent : les sensations d’un bain ou d’un massage, la contemplation d’un arbre à travers sa fenêtre, le son de la musique, le silence d’une rencontre. Elle découvre, étonnée, qu’affranchie des pensées qu’elle n’a plus la force de suivre,

elle existe autrement, différemment. Plus calme, plus paisible. Elle avait l’impression de tout perdre et elle découvre qu’elle continue à exister. Qu’elle conserve son essence, son sentiment d’«être». «Je suis arrivée à un état que j’ai recherché toute ma vie, me confie-t-elle dans un filet de voix. Une vérité, une clarté, une simplicité à être “moi”, alors que..., sourit-elle en regardant son corps décharné, il n’y a plus rien de moi.» Une pensée me traverse : j’ai l’intuition qu’elle contacte un écho de son essence profonde, un écho sourd mais indéniable de ce qu’elle est fondamentalement. Un espace calme, clair, lumineux, sans pensée, intelligent, au-delà du temps, conscient de lui-même...

Je ne comprends pas pourquoi je suis autant touché par la paix que cette femme irradie. Je me sens moi aussi porté par cette paix. Je pense un instant qu’elle me la communique, mais non... Cela ne vient pas d’elle... Ce qui me trouble, c’est que je reconnais la sensation que ses mots réactivent en moi. Je reconnais la texture de ma propre expérience méditative — comme si son état intérieur entrait en résonance avec ma propre dimension intérieure. Son esprit dépouillé de tout devient un miroir qui me révèle à moi-même. Le visage de Chogyé Trichen traverse mon esprit. En dépit du fait que ni moi ni cette femme ne sommes «réalisés» comme lui, il se déroule la même expérience spirituelle qu’avec ce maître : nos essences respectives entrent en harmonie l’une avec l’autre.

A suivre

 Dr Christophe Fauré - S'aimer enfin (un chemin initiatique pour retrouver l'essentiel)

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vendredi 10 janvier 2025

La paix à offrir (1)

 La paix qu’on se donne à soi-même n’a de sens que si on l’offre en retour


Suivre les boussoles qui font du bien. Accorder sa vie à ce qu’on pense être juste. Stabiliser son esprit... Autant d’actes qui induisent en soi du calme et de la paix. C’est déjà beaucoup dans ce monde tourmenté, n’est-ce pas ? Mais est-ce pour autant suffisant pour parvenir à la plénitude ? Non. Car ce n’est qu’une partie du chemin : les maîtres nous enseignent que se donner la paix n’a de sens que si on offre cette paix en retour.

J’en ai eu l’ultime illustration à Dhagpo, un après-midi d’été.

Chogyé Trichen est un des maîtres contemporains les plus illustres du bouddhisme tibétain. Il est de passage en Dordogne pour une série d’enseignements. Sincèrement, j’ignore tout de ce très vieil homme, né au Tibet en 1920, mais il nous est proposé de lui rendre hommage en lui offrant une kata, une écharpe de soie blanche. Une foule s’amasse devant la «maison des lamas ». Afin de ne pas trop le fatiguer, nous sommes reçus deux par deux dans une petite pièce. Sans états d’âme, j’entre, accompagné d’une amie. Le vieux maître est assis dans un fauteuil, visiblement fatigué, entouré de deux assistants. Je m’incline devant lui.

Il y a soudain un « blanc » dans ma tête.


Plus de pensée pendant un bref instant. En une fraction de seconde, je me sens comme à la porte d’un avion, à 10 000 mètres d’altitude, face à un immense espace sans limites. Je suis totalement pris de court. Je perds tout repère. C’est extrêmement fugace mais d’une incroyable puissance. Alors que je me redresse, un cuisant mal-être m’envahit ! Je me sens soudain totalement nu face à lui, comme s’il voyait tout de moi. En même temps, je sens une colossale vague de bienveillance et d’amour déferler sur moi. Une acceptation inconditionnelle de la totalité de mon être, dans ce qu’il a de plus beau et de plus laid ! Cet homme n’a pourtant rien dit, ni rien fait. Il a juste souri puis détourné son regard. Puis, en un instant, tout s’est évanoui.

Que s’est-il passé ? Il est difficile de décrire une telle expérience. J’ai déjà lu des textes qui parlent de l’impact spirituel de la rencontre avec un maître accompli, mais la réalité à laquelle j’ai été confronté aujourd’hui est tout autre. Il est dit que le maître éveillé a, comme le Bouddha, développé sa pratique à un tel point de perfection qu’il n’existe plus en tant que personne. Il n’y a plus, en lui, de support pour un quelconque ego. Celui-ci s’est dissous dans l’espace de ce qu’on appelle «la Nature de l’Esprit», la nature même du Réel. L’esprit du maître devient alors aussi transparent que le verre, aussi vaste que le ciel. Par la force de sa réalisation, il devient aussi clair qu’un miroir sans tache. Un miroir dans lequel tout se reflète et qu’il tend sans relâche à ceux qui s’avancent vers lui :

«Regarde la nature de ton esprit. Ceci est “toi" au-delà de ce que tu crois être. Contemple le travail que tu as encore à accomplir sur toi. Mais, par-dessus tout, regarde l’insondable Paix où cela va te mener. »

Le maître éveillé est, en lui-même, par sa seule présence, un enseignement spirituel. Spontanément, sans effort, il offre au disciple un aperçu extrêmement bref mais extrêmement puissant de sa propre réalisation : il lui montre la réalité de son esprit quand celui-ci est affranchi des obscurcissements mentaux. C’est, je crois, ce «blanc» sans pensée que j’ai ressenti pendant ces quelques secondes à son contact, un instant si bref mais si intense. C’est au-delà de ce que le mental est capable de comprendre. Peu importe si les sceptiques ou les cartésiens ne voient dans la spiritualité qu’une simple construction mentale, un prix de consolation pathétiquement humain visant à mettre à distance la peur de la mort, cette expérience a planté en moi la certitude de la réalité du chemin spirituel et de sa finalité.

Je pensais néanmoins qu’elle resterait unique, uniquement accessible en présence d’un maître éveillé. J’avais tort... Car, depuis mon retour, je sais maintenant qu'«offrir sa paix» n’est pas l’apanage des êtres accomplis. Cela est à notre portée.

A suivre

 Dr Christophe Fauré - S'aimer enfin (un chemin initiatique pour retrouver l'essentiel)

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jeudi 9 janvier 2025

Espace de la présence


C’est un matin banal et pourtant un moment si particulier. Je sors lentement du sommeil. Plus vraiment endormi mais pas encore complètement réveillé. Ni tout à fait nuit, ni vraiment jour, un instant fragile, suspendu, hors du temps. Chacun de nos réveils est un rappel et une transition : entre ce qui a été et ce qui s’annonce.

Ce moment de fin d’une année, de commencement d’une nouvelle, est également un moment de transition.

Dans la mythologie romaine, il est lié à Janus est le dieu des portes et des passages. C’est de lui que le mois de Janvier (Ianuarius), le mois sacré du renouveau, tire son nom. On représente Janus avec deux visages : l’un tourné vers le passé, l’autre vers l’avenir. 

Le premier visage regarde en arrière, vers les jours écoulés. Il invite à s’arrêter un instant pour contempler ce que l’année nous a laissé. Qu’avons-nous appris ? Quels instants précieux avons-nous vécus ? 

L’autre visage est tourné vers l’avenir. Quels rêves nourrissons-nous pour demain ? Quels changements se préparent ? Quelles graines voudrions-nous semer?

Si ces deux regards sont utiles, ils peuvent néanmoins aussi pointer des pièges. Dans mon cas ils révèlent autant mon désir de réparer le passé que celui de contrôler le futur. Pourtant, on ne peut défaire ce qui a été, ni changer ce qui a eu lieu. Et moi dont le cerveau est toujours projeté sur un après, force m’est de constater que l’avenir est par nature imprévisible.

Alors je me rappelle aussi que Janus est le gardien des seuils. Comme toute porte, il unit autant qu’il sépare. Ce qui est derrière ne disparaît pas vraiment, mais il peut contribuer nourrir ce qui vient. 


Entre ces deux regards, il y a un espace, une troisième possibilité. Un endroit où passé et avenir se rejoignent sans s’opposer. Cet espace, c’est la présence.

Ce moment entre rêve et réveil de ce matin, incarne ce troisième regard. Je ne suis plus captif·ve des images de la nuit, mais je ne suis pas encore happé·e par les exigences du jour. Un moment de présence, gratuit, qui ne vise à rien d’autre que l’expérience elle-même. Juste être là, avec le souffle qui va et vient, avec la lumière du jour qui caresse doucement les murs, avec le mouvement de la vie. Là, dans cet entre-deux, simplement disponible.

Alors, plutôt que de vouloir à tout prix clore l’année écoulée ou de nous précipiter dans celle à venir, pourquoi ne pas nous arrêter un instant sur le seuil lui-même ? Respirer. Ressentir. Être là. 

Plutôt qu'être uniquement obsédé par l'autre rive, savourer la traversée du pont.

Entre rappel du passé et préparation de l’avenir, garder une page blanche pour laisser le présent s’écrire.

Janus nous invite à habiter cet espace, à écouter ce murmure entre deux battements. Là où nous sommes pleinement vivant·es, ici, maintenant.

Tendresse, justice, lumière et joie à vous toutes et tous

Ilios Kotsou

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mercredi 8 janvier 2025

J’ai dû accepter…



Accepter que le temps, cet insaisissable mystère, échappe à ma compréhension, et que l’éternité demeure une énigme pour mon esprit mortel.
J’ai dû accepter que mon corps, fragile enveloppe, n’était pas immortel, qu’il vieillirait,
et qu’un jour, il s’éteindrait doucement.
J’ai dû accepter que nous sommes faits de souvenirs et d’oubli, de vœux inachevés, de bruits et de silences, de murmures éphémères et de nuits étoilées. De petites histoires, tissées dans l’ombre des détails subtils.
J’ai dû comprendre que tout est passager, que rien ne dure éternellement.
Et j’ai dû accepter que ma venue au monde avait un sens, que j’étais là pour donner le meilleur de moi-même, pour semer des traces de lumière avant de m’effacer dans le grand silence.
J’ai dû accepter que mes parents ne seraient pas éternels, que mes enfants, un jour, prendraient leur envol, traçant leur propre chemin loin de moi. Ils ne m’appartenaient pas, comme je l’avais cru un instant.
Leur liberté d’aller, de venir, de choisir, était un droit aussi précieux que ma tendresse pour eux.
J’ai dû accepter que tout ce que je possédais n’était qu’un prêt,
que rien ici-bas ne m’appartenait vraiment. Tout, comme ma propre existence, était éphémère, destiné à être transmis, laissé aux mains d’autres âmes, quand je ne serai plus là.

J’ai dû accepter que balayer mon trottoir chaque matin n’était qu’un doux leurre, un geste pour me convaincre que ce petit coin du monde était mien, alors qu’il ne l’était pas. Ma maison, mon refuge, n’était qu’un toit passager,
un abri qui un jour accueillerait d’autres vies, d’autres histoires.
J’ai dû comprendre que mon attachement aux choses, aux êtres, aux lieux, ne ferait que rendre plus douloureux l’heure de mes adieux. Que les arbres que j’ai plantés, les fleurs que j’ai chéries, les oiseaux que j’ai écoutés chanter, n’étaient que des passants dans ma vie.
Tout comme moi, ils étaient mortels.
J’ai dû accepter mes failles, mes fragilités, ma condition d’être éphémère, voué à disparaître,
tandis que la vie continuerait,
sans moi, comme un fleuve insensible à ma mémoire.
Et j’ai dû accepter qu’un jour,
je serais oublié.
Prenons soin de notre âme,
car elle seule nous appartient.
Silvia Schmitt

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mardi 7 janvier 2025

La pratique du « dé-devenir »

 Récemment, lors d’une sortie en montagne, je me retrouve nez à nez avec cet arbre, et je ne peux m’empêcher de m’arrêter. C’est étonnant, je me promène depuis une heure dans une forêt automnale, au milieu d’arbres pleinement vivants, et c’est celui-ci qui stoppe ma progression !


Cette majestueuse forme rencontrée au détour d’un lacet du sentier m’interroge, semble me dire :

« Où en es-tu, toi, de ta capacité à lâcher prise ? »

Car si j’avais bien préparé un itinéraire, défini un horaire, étudié ce que j’allais voir dans mon parcours, cette rencontre et ce qu’elle engendre me prend au dépourvu, bouleverse mes plans, remet en cause le prévu, et du même coup m’ouvre à une autre manière d’être.

Très simplement cet arbre m’arrête et me dit :

« Où cours-tu comme ça, si prévisible, si sûr de toi ? Prends le temps de te poser, de regarder autour de toi, de sentir, d’entrer vraiment en contact avec ce qui est là ».

Le contact dont il est question est favorisé par l’attention au geste d’expirer : se poser, se détendre, se mettre à l’écoute, se retirer du besoin de faire, de contrôler, de gérer une situation, état d’esprit dans lequel je me trouvais alors.

Il va sans dire que, mes objectifs initiaux étant abandonnés, la suite de la randonnée fut transformée par un rythme plus naturel, un regard plus ouvert, un contact plus vrai avec cette nature dont je faisais dorénavant partie et qui, de simple support à ma pratique de sportif, devint un lieu infiniment plus vivant d’accueil, d’échanges et d’interactions.

De manière plus subtile, si la présence de cet arbre mort au cœur du vivant m’a autant touché à ce moment, c’est qu’une phrase prononcée lors d’une récente retraite s’est alors imposée à moi et a pris tout son sens : « Osez expirer, osez dédevenir ! »

L’attention au souffle est au premier plan lors d’une pratique intensive de za-zen, et ce geste renouvelé expiration/inspiration est un incessant passage du dédevenir au devenir.


L’assise en za-zen, parfaitement immobile, c’est ne plus vouloir autre chose que de se laisser entrainer par ce va-et-vient : mourir et renaître à chaque instant, se donner/s’ouvrir, tout prendre, tout vivre … et tout perdre l’instant d’après.

« Dans une respiration saine, l’accent est mis sur la durée de l’expiration, sur l’abandon, ainsi une inspiration juste en découle d’elle-même.» … « Se donner, s’abandonner, se retirer sur l’expiration, pour revenir à soi régénéré sur l’inspiration, telle est la formule fondamentale de la transformation de la Personne » nous dit Dürckheim.

Formule vitale qu’il appelle aussi dans ses écrits la grande loi du « Meurs et Deviens », ou encore « la roue de la transformation ».

Cette indication « Osez dédevenir ! » est donc précieuse dans nos existences actuelles, où tout nous pousse à garder, à nous accrocher à ce qui nous plaît, à figer ce qui est conforme à nos espérances, nos plans de vie. Cette manière de vivre favorise grandement l’inspiration, le gain, l’accumulation : mais qu’en fait-on, au fil des ans, de tous ces avoirs ?

« L’ego est comme une boule de neige qui roule dans l’espace et le temps et n’arrête pas de grossir » nous dit un maitre zen.

Pratiquer la voie du zen n’est pas une accumulation quantitative de progrès ou d’expériences agréables et bonnes pour MOI, afin que je sente que la vie réponde enfin à MES attentes.

Jacques nous interpelle souvent sur ce danger et cette volonté que l’on a de vouloir se transformer : « La transformation, c’est souvent un arrêt dans le devenir, arrêt souhaité et voulu par le Moi.»

Or, la roue de la transformation tourne sans relâche, liée, collée au va-et-vient du souffle.

Nos gestes, notre manière d’être découlent-ils de ce lien à l’Essence, en sont-ils régénérés, ou sont-ils figés dans le marbre de nos habitudes, de nos postures ou de nos croyances ?

Sommes-nous disponibles à sentir que « ÊTRE, notre vraie nature, est la vie dans son perpétuel mouvement de régénération et dans sa poussée de transformation créatrice ?»

C’est le dédevenir, l’attention à l’expiration qui peut nous désencombrer, nous défaire de l’accumulation, et permet ainsi le véritable geste de renouvellement qu’est l’inspiration.

Apprendre à dédevenir, c’est sentir qu’une pause est possible, qu’une non-action est possible, qu’une union de tout soi-même avec sa profondeur est possible. Loin de mener à un « rien » passif et sans intérêt, cette attitude nous ouvre à une perpétuelle transformation appelée, demandée, voulue par la vie elle-même.

En ce temps de passage d’une année à l’autre, peut-être serait-il bon de sentir que le véritable changement ne se pratique pas à coup de bonnes résolutions qui nous enferment dans des postures et des attentes, mais dans la redécouverte de ce geste tout simple sans cesse renouvelé : expirer, dédevenir, afin de se défaire du trop …

Joël PAUL

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lundi 6 janvier 2025

La voie rapide

Il y a quelques semaines, je vous avais promis une recension précise du dernier livre - tout à fait remarquable - que l'éditeur Jean-Louis Accarias consacre au sage indien Râmana Mahârshi : La voie rapide – Aphorismes et satsang. La voici donc : je vous en souhaite une bonne lecture !
Originel-Accarias
Chacun des livres qui transmettent l’enseignement de Ramana Maharshi est un trésor authentique, qui mérite à ce titre notre attention la plus vive. Celui-ci est le onzième de l’éditeur, toujours traduit et commenté par Patrick Mandala. Lire un tel ouvrage, c'est se replonger au cœur de cet essentiel que nous fuyons sans cesse, dispersés, éparpillés, écartelés par nos pensées.
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Ce livre fondamental se divise en trois grandes sections, dont voici le contenu...
La première comporte des « Instructions spirituelles », datant de 1912 et numérotées de 1 à 19. Elle nous présente la version la plus ancienne des enseignements du Maharshi. Elle est subdivisée en différents thèmes, ce qui permet d’y trouver plus facilement des repères : 1. Les doutes. 2. Le rejet des pensées. 3. L’investigation et la grâce. 4. Le guru. 5. Le Soi intérieur. 6. L’investigation non intellectuelle. 7. Le non-agir. 8. Les samâdhi. 9. L’Absolu. 10. La demeure du Soi. 11. La question « qui suis-je ? ». 12. Le lieu secret du Soi. 13. La réalisation et l’expérience du corps. 14. Les pouvoirs supranormaux. 15. L’abandon à Dieu. 16. Les périodes de la vie et les règles sociales. 17. La société et l’humanité. 18. L’équanimité. 19. Les liens entre Shakti et shakta.
Extraits :
« Ce qui se passe quand on fait une quête sérieuse du Soi, c’est que la pensée-je en tant que « pensée » disparaît, quelque chose d’autre venu des profondeurs vous envahit et cela n’est pas le « je » qui commence cette recherche. »
« […] il n’y a pas de véritable recherche sans grâce […] ».
« Tout d’abord, demeurez dans votre soi qui est situé dans le corps et découvrez-le. Ensuite, vous pouvez penser à Brahman, la Toute-Présence. »
« Le Cœur est toujours ouvert si vous voulez y entrer, soutenant toujours tous vos mouvements même si vous l’ignorez. »
« […] votre vie devient telle une aiguille attirée par une énorme masse d’aimant, et à mesure que vous allez de plus en plus profond, vous devenez un simple centre et puis, même pas cela, vous devenez une simple conscience, il n’y a plus ici aucune pensée ni aucun souci – ils ont été détruits à la racine ; c’est un raz-de-marée, vous n’êtes plus qu’une paille, un roseau brisé ; vous êtes absorbé, brisé, avalé vivant, mais ce sont là autant de sensations agréables et délicieuses ; vous devenez la chose même qui vous absorbe entièrement. »
« Que pouvez-vous apporter à la société ou au pays quand vous êtes faible et tourmenté ? Tout d’abord, il vous faut être fort. Mais je vous dirai que la réalisation du Soi est la force suprême. »
« La force appartient au Seigneur. »
« Vous êtes un membre de la société. Celle-ci est le corps, les individus sont ses membres. […] chacun doit s’unir aux autres pour être utile à tous par la pensée, la parole et l’action. »
« En vérité, il n’y a pas d’absolue création ou d’absolue destruction. Les deux sont en mouvement constant, et cela est éternel. »
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La seconde section est constituée de 100 aphorismes intitulés « La guirlande des Paroles du Guru ». Ces aphorismes ont été recueillis, compilés et traduits en tamoul par son très proche disciple, Srî Muruganâr. Ils sont tous été relus et corrigés par le maître, puis, à la demande de celui-ci, classés par sujets par Sâdhu Natânanda, érudit et proche disciple. Ils ont ensuite été traduits en sanskrit et en anglais. La première partie concerne la « Recherche » et se trouve subdivisée en ces petits chapitres : « Dévotion » / « Guru » / « Recherche du Soi » / « Conduite du chercheur ». Cette quête engage l’être tout entier. La seconde évoque la « Pratique » ou « La vérité sur la servitude », et traite de « L’attachement ». La troisième, « Réalisation », expose l’expérience de la libération : « Non-dualité » / « Conscience » / « Le Soi » / « Le silence » / « Le libéré » / « Libération ».
Extraits :
« Cette propice et immortelle Réalité
- Laquelle demeure toujours en tant que résidu,
quand le faux soi est consumé dans le feu de
l’Illumination –
cette Réalité est le véritable sens de la « cendre
sacrée », vibuhûti.
[tous les désirs sont réduits en cendre]
« Seuls les Sages sont vertueux, non les ignorants.
C’est pourquoi, afin d’obtenir la libération,
on cultivera la compagnie des Sages [satsang],
de ceux qui sont libérés du mensonge. »
« Comme l’oubli du vrai Soi est la mort en elle-même,
le seul accomplissement engageant le chercheur du
Soi
est de veiller à ne pas oublier,
et rien d’autre. »
« Comme l’humidité, la douceur et la fraîcheur
sont en réalité de l’eau,
et non trois entités différentes,
de même, dans l’expérience du Soi,
Réalité, Conscience et extase ne sont que le vrai Soi. »
« L’état de libération peut être décrit comme sommeil
éternel,
Ou comme éveil non interrompu par le sommeil. »
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Quant à la troisième section, elle contient des réponses, extrêmement précises, du sage à des questions posées successivement par Swâmi Madhavatirtha, érudit et grand spécialiste du Vedânta qui avait pris les vœux de renoncement du sannyâsa en 1928, K. S. Narayanaswami Iyer, Ganapati Muni, proche disciple de Râmana, et B. R. Narasimha Svâmi, l’un de ses biographes.
Extrait :
« Viveka est la discrimination du réel et de l’irréel, […] qui nous aide à pratiquer le détachement, vairâgya, des émotions telles que la joie ou la peine, lesquelles perturbent l’équanimité de l’esprit. Ainsi vivka s’avère être une préparationutile et nécessaire pour atteindre cette entrée dans le Soi. Toutefois, la connaissance du réel que procure viveka n’est pas la même que le jnâna ou Connaissance du Soi. […] Le pratiquant (viveki) intellectuel du premier état connaît et raisonne à travers un médium, à travers les sens (paroksha). Celui du second, l’intuitif jnânî, fait l’expérience du réel directement et sans un médium (aparoksha). Il ne voit pas le monde comme irréel ou différent de lui-même, comme le pratiquant intellectuel. »

Sabine Dewulf

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dimanche 5 janvier 2025

Ilaria Gaspari : « Le bonheur résulte d’un exercice de liberté »

La philosophie peut-elle nous guider vers le bonheur ? La philosophe Ilaria Gaspari, auteure de « Leçons de bonheur » (Puf), revisite la sagesse des penseurs antiques pour nous permettre de vivre heureux en temps de crise.

Qu’est-ce qu’être heureux ? Cela a-t-il à voir avec la béatitude, le bonheur ou la joie ?

Nous avons aujourd’hui une définition du bonheur très statique, qui ne correspond pas à la conception qu’en avaient les philosophes antiques. Nous avons tendance à lui accoler l’idée de sérénité. Le bonheur serait à l’image d’un ciel sans nuages, dépourvu de tous les soucis et troubles qui pourraient encombrer notre quotidien. Or, avec une telle approche, c’est vivre en dehors du monde. Une autre conception, plus consumériste, consisterait à rapprocher cet état de félicité à la notion de succès personnel et professionnel. Ce qui entraîne l’idée d’une comparaison et donc d’une compétition avec les autres. Les réseaux sociaux constituent un moyen sans précédent de représentation de ce type de bonheur, qui est pourtant très antinomique avec la vraie idée du bonheur.

Dans votre livre Leçons de bonheur (Puf), publié il y a cinq ans, vous étudiez la pensée des philosophes de la Grèce ancienne. Comment appréhendent-ils cette notion ?

Je commencerais par Épictète, un philosophe de l’école stoïcienne, mort vers 125 apr. J.-C. Dans son Manuel, il nous invite à séparer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Ce qui est très utile afin d’éviter de perdre inutilement notre énergie et d’engranger trop de frustrations. Il marque ainsi la distinction entre liberté et nécessité. Cela donne la mesure de la possibilité du bonheur et nous incite à une forme de travail sur les choses sur lesquelles nous pourrions avoir une prise. Pour sa part, Épicure (341 av. J.-C., 270 av. J.-C.) parle d’idéal ataraxique, qui désigne une profonde quiétude résultant d’une absence d’émotions trop fortes ou de troubles.

Dans sa célèbre Lettre à Ménécée, il détaille sa méthode pour atteindre le bonheur, le but suprême de toute existence humaine, le présentant dans la forme d’une « médecine logique » contre le chantage des peurs, en quatre parties. Pour lui, il n’y a pas d’âge pour philosopher et être heureux. Il s’agirait ainsi de rationaliser nos peurs, liées à notre condition d’être mortel, différencier les désirs en privilégiant ceux qui sont nécessaires et faire preuve de mesure, grâce à la pratique de la philosophie vécue comme une activité faite à plusieurs.

Et que dit Socrate ?

Dans la retranscription de son procès faite par Platon, il est raconté que Socrate accepte sa condamnation car il confie avoir toujours répondu à son daimôn. Un concept très compliqué, que l’on pourrait définir comme une sorte de petite voix intérieure. Elle lui indiquerait que sa vie sans la philosophie ne mériterait pas d’être vécue. Rester fidèle à sa propre nature, dévoué à sa vocation naturelle, permettrait donc selon Socrate de connaître un destin heureux. D’ailleurs, le mot bonheur en grec est eudaimonia, composé de eu qui signifie « bien » et daimôn, « esprit ». Mais pour rester fidèle à sa propre nature faut-il encore bien se connaître, et cela n’est possible que dans la relation aux autres.

Au-delà des penseurs grecs, vous aimez citer aussi Spinoza (1632-1677)…

Je lui ai consacré mon master et ma thèse de doctorat. Il opère, on pourrait dire, une sorte de synthèse moderne entre Épictète et Épicure. Spinoza est le penseur de la joie, qu’il imagine comme augmentation de la force d’exister, notre puissance de vivre. Mais cette joie est lucide. Dans son livre chef-d’œuvre, Éthique, il nous incite à la cultiver comme une manière d’accroître notre connaissance et compréhension des choses singulières et de leurs liens dans la nervure immense de la réalité. Elle joue un rôle dans la construction d’une vie bonne et est accrue par la possibilité de s’imaginer partagée, plurielle, en ce qu’elle passe aussi par la connaissance. Avec Spinoza, plus on devient sage, plus on devient heureux.

Comment ces philosophes peuvent-ils nous inspirer aujourd’hui, alors que nous sommes cernés par les mauvaises nouvelles, comme la crise climatique, politique, la guerre en Ukraine, au Proche-Orient ?

Il est vrai que pendant des années, le futur était lié à la notion de progrès. On pensait que les générations d’après vivraient mieux que les précédentes. La tendance s’est désormais inversée. Quant aux guerres, jamais après la fin de la Seconde Guerre mondiale nous n’avons été autant en proximité, à cause des images qui sont sans cesse diffusées sur nos écrans. Elles nous touchent profondément, car nous avons une nature empathique. Pour surmonter un tel contexte mortifère, on peut exercer le geste que nous enseignent Épictète et Épicure. Agir à notre niveau, se concentrer sur ce qui est dans notre pouvoir et ne pas tomber sous le chantage de la peur.

Plutôt que d’être sous l’emprise de nos réactions émotives, il faut se tourner aussi vers le champ du rationnel, essayer de comprendre et d’appréhender la complexité. C’est difficile car les peurs sont très valorisées et manipulées par le politique. Les réseaux sociaux et leurs algorithmes, qui ont pour carburant les passions tristes, jouent également un rôle néfaste en la matière. Ces nouveaux outils de communication flattent nos réactions émotionnelles et réinvestissent le champ de la croyance. Le contraire de la lecture, qui nous apprend la complexité, la nuance et font grandir l’homme.

Le politique peut-il contribuer à notre bonheur, dans la mesure où cela a trait finalement à notre part intime ?

Il ne peut pas définir pour nous ce qui relèverait ou non de notre bonheur, mais contribuer à ce que chacun puisse l’atteindre. Certes, les inégalités économiques sont de plus en plus prononcées. Mais le politique pourrait viser une égalité de moyens, notamment dans le domaine de l’éducation. Il faudrait aussi avoir le courage de l’optimisme et ne pas utiliser les passions tristes comme outil de propagande. Relisons alors encore Spinoza et son Éthique. Notre bonheur est accru lorsque nous savons que le plus grand nombre d’êtres humains peuvent être heureux.

Le bonheur est-il un état ou une succession de moments ?

Dans notre époque qui a peur du futur, nous identifions le bonheur à des petits instants pris sur les malheurs. Je crois davantage à une approche fondée sur un parcours, des efforts faits avec soi-même, dans la fidélité de son daimôn, tel que Socrate nous y invite.

Le bonheur résulte d’un exercice de liberté, pas seulement vis-à-vis des coups du sort, des joies et des malheurs, que la vie nous réserve, des caprices de l’opinion des autres, mais aussi et par-dessus tout vis-à-vis de nous-mêmes, vis-à-vis des habitudes transformées en automatismes, vis-à-vis des réactions immédiates qui font de nous des marionnettes, à la merci d’un système de croyances reçu sans distance critique. Vivre une vie bonne, c’est s’appuyer sur notre potentialité de connaissance et notre sens de la responsabilité.

---------------------------- Source : La Vie magazine