mercredi 12 novembre 2025

L'action pour changer

... Autre exemple encore. Dans les débuts du Bost (1975), un jeune homme de vingt-cinq ans n'ayant pas poursuivi d'études poussées mais légitimement ambitieux et très compétent en matière d'asanas et pranayama décide d'ouvrir un cours de yoga. Malgré son jeune âge et sa timidité, il téléphone à soixante-dix médecins de sa ville pour leur faire part de son projet, s'appuyant intérieurement sur la formule : « Un refus n'a jamais tué personne. » Pour les convictions du mental un refus sera insupportable mais la voix de la vérité affirme le contraire. Quarante médecins l'éconduisent avec plus ou moins de condescendance ou même d'ironie, trente acceptent de le recevoir, s'intéressent notamment à la relaxation et n'écartent pas l'éventualité de lui adresser des patients. L'un d'eux lui conseille vivement de donner une grande conférence d'information sur le yoga. Pour cela il doit être capable de prendre la parole en public, ce à quoi il se sent particulièrement inapte. Il décide néanmoins d'organiser cette conférence. Il écrit et réécrit celle-ci, l'enregistre sur cassette, étudie ses défauts, l'enregistre encore, s'exerce devant la glace... et place dans les magasins complaisants des affiches annonçant les lieux et date de la conférence en question à laquelle assisteront deux cents personnes. Pourquoi lui, pourquoi pas vous ? « Aide-toi, le Ciel t'aidera. » La fortune sourit aux audacieux. « Be bold », disait Swâmiji.


Si vous ne faites pas le premier pas, vous pouvez « exprimer » mille ans en thérapie, il ne se passera rien. La puissance des habitudes est tellement grande que vous serez très déçus au bout de quelque temps : « Finalement, je ne sens pas que je me transforme vraiment, que mon existence change. » Le travail sur l'inconscient peut vous aider à émerger d'un monde d'illusions, à prendre conscience que vous vous mentez à vous-mêmes, que vous réprimez vos vrais désirs, que vous faites semblant de ne pas vouloir ce dont vous avez en fait tellement envie ou qu'au contraire vous vous battez en surface pour quelque chose que vous refusez de toutes vos forces dans la profondeur. Vous commencez alors à comprendre la stupidité de ces agissements qui ne sont pas appropriés et vont même à l'encontre de vos intérêts. De là peut naître la conviction de la nécessité d'un changement d'attitude et d'un comportement actif pour bousculer vos automatismes, votre routine intérieure. Et ce travail, c'est à chacun de l'accomplir en se prenant en main. Votre existence change si votre être change. Mais si vous changez un petit quelque chose dans votre existence, cela vous aide à changer votre être. Les deux sont vrais et se renforcent mutuellement et ce qui vous était presque impossible vous devient aisé, en fonction de ce qu'une lucidité nouvelle vous fait reconnaître comme juste.

Arnaud Desjardins - La voie et ses pièges

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mardi 11 novembre 2025

Rappel intérieur


 « Dans ce monde qui se dessèche,

si nous ne voulons pas mourir de soif,

il nous faudra devenir source. »

Christiane Singer

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lundi 10 novembre 2025

A la source de notre humanité

 

« Lorsque ce qui nous distingue de l’animal s’impose absolument, cela devient aussi ce qui nous sépare de Dieu. » (K.G. Durckheim - Le maitre intérieur)

Autre livre, autre propos : « Si l’homme est bien destiné à devenir un être pensant, cela se faisant, il oublie d’où il vient ». Ces propos ne peuvent qu’interroger sur le sens que nous donnons à notre existence, notre intelligence, notre humanité ?

L’être humain a deux approches du réel à sa disposition : une approche par la pensée et une approche par la sensation. Deux approches qui, chez l’homme adulte, au lieu de se compléter, s’opposent ou ne font plus qu’une, la pensée rationnelle étouffant de plus en plus la conscience sensitive.


Nous commençons notre existence dans une relation sensorielle au monde.

Depuis les premières impressions dans le ventre de la maman jusqu’aux années de la petite enfance, nous baignons dans une conscience en contact direct avec le réel : pas de noms pour nommer ce que nous sentons, voyons, entendons, faisons … pas de comparaisons, pas d’oppositions entre ceci ou cela.

J’ai été récemment surpris par la qualité des oui et des non de ma petite-fille âgée de 18 mois ; pas des « oui mais … » pour faire plaisir, pour suivre des convenances, ni des « non » de rejet définitif ou de réaction. Rien que des réponses sans aucune rigidité ni à-priori, claires et unifiées de tout son être ; réponses qui, dans l’instant, n’opposent rien à rien et peuvent évoluer au gré des circonstances.

Cette approche directe et sensorielle du réel ne passe pas encore par le filtre de la pensée analytique ou discursive. Elle est propre à l’homme comme à l’animal, car nous sommes tous à l’origine des « êtres doués de vie », étymologie du mot animal.

L’être humain, lorsqu’il quitte ces premières années d’existence, est ensuite amené à développer une autre approche du réel : c’est le développement de la pensée et de l’intelligence conceptuelle. Une évolution tout à fait naturelle et justifiée pour s’insérer dans la société des humains et maitriser au mieux son existence.

Mais, cette approche du réel finissant par « s’imposer absolument », c'est-à-dire partout et tout le temps, nous nous coupons de nos racines, du lien qui fait de nous des êtres vivants, universellement vivants.

Retrouver ce lien est la raison d’être du zen.

Ce que nous accumulons, fixons, vivons avec notre conscience conceptuelle nous coupe du geste d’être, du sentiment d’appartenance « à la Grande Vie ».

C’est alors « que nous nous séparons de Dieu », ou, pour le dire autrement, de l’Essence insaisissable de notre humanité.

La Voie nous éveille au fait que l’aspiration légitime à une existence assurée et maitrisée, si nous n’y prenons garde, finit par s’opposer à la vérité que « Tout ce qui est vivant ne vit que par le devenir » et qu’ainsi, « protégé par la carapace d’un moi qui le tient prisonnier, l’Homme se ferme à l’élan vital transformateur de son être essentiel.» K.G.Durckheim


Notre véritable essence ne peut se dévoiler que si nous renonçons à tout vivre par le prisme de la pensée, et que nous nous ré-ouvrons à une relation directe et sensorielle avec le réel. C’est un réapprentissage de l’expérience d’être, la simple joie d’être, pouvant nous illuminer à la faveur d’un moment particulier, nous faire sentir passagèrement cette réalité : « Qu’il est bon de se sentir vivre ! »

Le zen est un retour aux sources de l’intelligence naturelle dont l’homme est issu et fait encore partie, quel que soit son degré d’évolution intellectuelle, son compte en banque ou sa fonction dans le monde.

Quel paradoxe ! Pour nous rapprocher à nouveau de notre complétude humaine, nous devons nous défaire de ce que nous avons appris à mettre en avant pour nous distinguer de l’animal : la raison conceptuelle.

Un exemple : nous partageons avec le monde animal une même faculté d’attention : voir, goûter, entendre, sentir … sans analyse de ce qui est vu, goûté, entendu, senti. Nous avons perdu cette qualité originelle de présence, et des expressions telles que « pleine attention ! », « vigilance ! » sont souvent mal comprises sur la Voie, synonymes d’un travail sur soi volontaire et autoritaire : « - Je dois sans arrêt faire attention ! » Mais attention à quoi ?

A ce que la conscience rationnelle ne prenne pas tout l’espace et libère la pleine sensorialité, la pleine attention naturelle propre au corps vivant.

Cet état de présence à soi et au monde, ouvert et perméable, est notre état naturel d’attention, qui réapparait lorsqu’il n’est pas mis en veilleuse par la prédominance de la pensée : nous pouvons alors être surpris de re-sentir, re-voir, ré-entendre vraiment ce que nous pensions connaitre parce que nous le nommions ou le classifions.

Cela demande de reprendre au sérieux le monde sensoriel pré-mental, de prendre au sérieux le rappel de « tout faire un tout petit peu plus lentement ».

Ainsi, dans la pleine attention au geste vital, source de toute action, laissons-nous surprendre et transformer par ces moments plus habités qui nous touchent et nous arrêtent dans notre frénésie quotidienne d’efficacité et d’accumulation.

Les expressions de notre vraie nature, les « touchers de l’être », interrogent sans cesse et très concrètement notre humanité par notre manière d’être au monde.

 

Joël PAUL

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dimanche 9 novembre 2025

Arrière plan

 "Ce rire que vous entendez en arrière-plan, c'est Dieu qui écoute vos projets. "


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samedi 8 novembre 2025

Etre sauvé...


 L'irrépressible besoin d'être sauvé : cette phrase m'est venue au réveil, elle m'a tiré par la manche toute la journée. Elle n'était pas gaie, elle n'était pas triste. Lentement, toute la journée elle a traversé mon cœur. Quand un avion dans le ciel de nuit clignote, on le voit, puis on ne le voit plus, puis il revient. Quelque chose passe, avec une phrase à bord : "L'irrépressible besoin d'être sauvé". Il faisait beau puisque j'étais en vie. J'ai mis du temps à entamer la conversation avec cette phrase. D'abord, sauvé de quoi ? lui ai-je demandé. Je trichais, je connaissais la réponse : sauvé de tout, de la grâce et de la laideur, de l'amour et du manque d'amour. Partout, que des abîmes. Il y a un amour plus haut que l'amour. C'est vers lui que s'élevait timidement cette phrase, ce besoin irrépressible d'être sauvé.

~ Christian Bobin - L'épuisement
(photo : Christian Bobin assis à son bureau)

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jeudi 6 novembre 2025

Réalité sans âge


Ô chercheur de vérité,
pratique le détachement de l'esprit.
Persistez jusqu'à ce qu'il reste
seulement un espace vide d'être.
Vous n'avez pas besoin de combattre l'esprit.
Reste seul, vide et libre
de l'esprit et de son monde.
Cette solitude n'est pas personnelle,
c'est la réalité sans âge et à naître.
~ Mooji
O seeker of truth, practice detachment from the mind. Persist until there remains only an empty space of being. You need not fight the mind. Remain alone, empty and free of the mind and its world. This aloneness is not personal, it is the ageless and unborn reality.


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mercredi 5 novembre 2025

Lui le Moi

 LUI LE MOI

certains matins
quand je me réveille
moi
je n’ai pas envie de servir.
le corps se réveille
et avec lui
le moi
de suite en pleine forme ,
lui le moi ne veut pas
que ma personne s’aligne sur ce qui est
lui le moi ne veut pas
être relégué à sa juste place
corps encore engourdi,
esprit un peu embrumé
moi
tout recroquevillé
sur lui même.
lui le moi
veut geindre
revendiquer
murmurer.
c’est ainsi.
il fait son travail
la personne que je suis
avec son intention
aussi au final
c’est très simple.
lui le moi
je le vois
d’assez loin se pointer
je lui adresse un bonjour bienveillant
lui en vouloir ?
de quel droit ?
il fait
ce qu’il ne peut pas ne pas faire,
il accomplit son office.
d’aucuns clament partout
que chez eux lui le moi a disparu
je veux bien,
quoi que je me demande
qui a justement besoin
de tant le faire savoir,
mais après tout
hein ça les regarde
Ici en tout cas
lui le moi
se montre d’autant plus vindicatif
qu’il est de moins en moins écouté
il a perdu
de son influence
au fil des années
et des décennies
un peu comme ces vieux fauves de l’arène politique
qui ici et là donnent de la voix
et grattent aux portes de leurs griffes élimées
consternés
de ne plus peser grand chose.
lui le moi
se rebiffe
au moindre interstice de fragilité
la nuit
ou juste au réveil
ça pourrait marcher du tonnerre
sauf
qu’il ne me la fait plus trop.
il me ferait plutôt pitié
pour tout dire
lui le moi
avec ses postures éculées
ses jérémiades en boucle
ses gesticulations
bien le bonjour chez toi
toi vieux moi
et à la niche

Gilles Farcet

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mardi 4 novembre 2025

lundi 3 novembre 2025

Désapprendre



« N'apprends qu'avec réserve. Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre ce que, naïf, soumis, tu t'es laissé mettre dans la tête innocent! sans songer aux conséquences.
Apprendre, apprendre, cela va toujours. Mais désapprendre, désapprendre, il y faudrait une vie de chaque jour.
On te met dans la tête des certitudes. Plus tard, tu t'apercevras qu'il fallait tout remettre en question. Trop tard. Les habitudes de pensée sont prises. Tu resteras un homme à idées fixes, un homme à cases, un homme qui a réponse à tout, sauf aux vraies questions.
La vie est un désapprentissage. Le sage est un désappreneur. »

Henri Michaux~ {Poteaux d'angle}


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dimanche 2 novembre 2025

Accompagner vers l'au-delà

 Laëtitia Cado-Guiomar, thanatopractrice : « J’accompagne autant les vivants que les morts »

Elle se sent appelée depuis l’enfance à prendre soin des morts et à les accompagner vers l’au-delà ; elle vit sa vocation de thanatopractrice accomplie sur le tard comme une confiance accordée par les défunts et leurs familles.


Depuis que je suis toute petite, je veux accompagner les morts. À 4 ans je disais que je voulais être « médecin pour les morts ». Mais, pour ma mère, la mort, c’était tabou ; elle ne voulait pas en entendre parler, elle s’est d’ailleurs démenée pour que je change d’avis.

J’ai donc suivi des études de photographie, puis j’ai travaillé dans différents domaines : la photographie, le commerce, l’économie solidaire.

Les aider dans leur deuil

Avant de me reconvertir professionnellement, je dirigeais une entreprise d’insertion. Mais je n’étais pas heureuse ; il me semblait que l’on dépensait plus d’énergie à se battre pour trouver des budgets que pour les personnes que l’on accompagnait. Le métier de thanatopractrice me revenait à l’esprit, et je pensais souvent à ce qui m’avait empêchée de le devenir. Un jour, j’ai décidé de ne plus regretter et d’essayer : à 45 ans, je me suis lancée dans la préparation du concours.

À présent, j’exerce ce métier depuis quatre ans. Plus le temps passe, et plus je suis heureuse ! Je ne sais pas pourquoi, mais ma place est là. J’accompagne autant les vivants que les morts ; je le fais d’abord pour les familles et les proches, afin de les aider dans leur deuil. Je fais en sorte que les défunts soient le plus beaux possible, qu’ils semblent sereins, apaisés. Mon métier n’est pas de cacher la mort, mais d’en masquer les stigmates.

Je vis aussi mon travail comme un accompagnement des défunts, derrière la grande porte. Je me sens bien dans mon lien avec eux ; j’estime que les familles m’accordent une confiance énorme, ainsi que les personnes décédées, qui me livrent leur corps. C’est un métier de l’ombre, où l’on peut apporter toute la lumière. Je suis heureuse quand les proches me disent : « Merci, elle est apaisée, elle est belle. »

Une présence pour les absents


J’ai grandi dans une famille aimante, avec une maison toujours ouverte. Mes parents étaient tous les deux éducateurs spécialisés, et nous vivions sur le lieu même de la structure d’insertion que mon père dirigeait. Ils accompagnaient des personnes toxicomanes ou sortant de prison. Les gars pouvaient frapper à la porte à tout moment, le soir, le week-end.

Mes parents ont toujours été guidés par leur foi chrétienne, tournée vers l’accompagnement des autres, comme une évidence. De grandes tablées étaient souvent dressées à la maison, on s’invitait au dernier moment, des amis comme des gens en galère.

Ma foi se vit davantage au travers des émotions que par des mots. Je comprends Dieu comme une présence -silencieuse qui se manifeste par des signes. Parmi ceux qui m’ont marquée, il y a eu le baptême de ma première fille, Olive. Le prêtre l’a immergée dans l’eau, puis il l’a relevée et l’a portée à bout de bras. À ce moment précis, un rayon de soleil a transpercé un vitrail et l’a éclairée !

Je parle beaucoup à Dieu. Sa présence ne s’impose pas. Le suivre, pour moi, c’est savoir être présente sans m’imposer — c’est exactement ce que je tente de vivre auprès des défunts. Je me demande comment leur transmettre cet amour de Dieu, sans aucune contrainte. J’essaye d’être présente aux absents. Quelque temps après avoir commencé mon activité de thanato-practrice, j’ai reçu un signe puissant.

En me rendant dans un funérarium, je regarde toujours sur la liste le nom de la personne dont je viens m’occuper ; et, ce jour-là, j’ai lu celui d’un ancien salarié de l’entreprise d’insertion pour laquelle je travaillais, que j’avais beaucoup accompagné. Et, considéré comme indigent, il ne pouvait bénéficier de soins mortuaires. J’ai aussitôt proposé au funérarium de m’en occuper, afin de les lui offrir. Ce n’était pas un hasard, quelque chose de plus grand m’avait guidée là, pour lui dire au revoir.

Un dernier hommage

Quand je procède à un soin, j’essaye d’être très attentive à la personne que j’accompagne. Je lui parle beaucoup. Je lui dis bonjour en arrivant. Je la préviens de chaque geste que j’accomplis. Par exemple, je dis : « Je vous nettoie un peu la bouche, je vais faire doucement », « Attention, je vais vous ponctionner ! », ou « Voilà Madame, vous êtes toute belle pour le grand voyage. » Je m’adresse aussi à elle intérieurement, en silence.

Dans certains lieux, quand je peux, je dispose des bougies, afin de favoriser un moment de recueillement, je diffuse de la musique classique, ou de la variété ; mais je choisis des chansons dont les paroles sont belles. Il m’est ainsi arrivé d’accompagner un homme qui avait un tatouage Johnny Hallyday sur le torse ; j’ai passé des chansons de son idole pendant le soin, je me suis dit que ça devait lui faire plaisir !

Pour chaque défunt, j’effectue une toilette mortuaire et un habillage, souvent un soin de conservation. Je cherche à ce qu’il soit beau, apaisé, et que cela lui ressemble. Je lui masse attentivement le visage et les mains avec de la crème hydratante, parce que ce sont les endroits que les proches vont probablement toucher. Suivant les besoins, je lui prodigue un shampoing, je le parfume, je le rase…

Je maquille très peu, sauf si la famille me le demande ou si la personne avait l’habitude de le faire. Je mets simplement un peu de fond de teint pour que la peau ne devienne pas translucide. Je « mèche » la bouche et le nez avec du coton, pour éviter que les fluides s’écoulent hors du corps, ce qui pourrait déstabiliser les proches. J’essaye de donner à son visage un air d’apaisement – même si on ne peut pas faire sourire quelqu’un qui ne souriait jamais ! Enfin, je termine en le revêtant de la tenue choisie par la famille ; je suis heureuse quand je vois qu’elle l’a sélectionnée avec soin, comme pour lui rendre un dernier hommage.

Passeuse d’âme

Si le corps est accidenté, s’il voyage, en cas d’exposition à domicile ou lorsque les obsèques ont lieu plusieurs jours après, un soin de conservation est nécessaire. Il permet de retarder la dégradation du corps et présente un teint plus naturel. Pour faciliter le deuil, il est important que les proches ne gardent pas une image traumatisante du défunt. Dans ce cas, je prélève les fluides corporels, et j’injecte du formol dans le corps. Avant de faire ce métier, je n’imaginais pas que ce serait si intrusif… Dorénavant, je comprends le sens de ce soin, et on peut aussi le réaliser avec douceur.

Je ne dirais pas que je suis passeuse d’âme, parce que ce serait trop orgueilleux. Mais je sens que certaines personnes ont davantage besoin de moi pour passer la grande porte. Me vient l’envie d’accompagner un peu plus certains défunts, comme s’ils étaient encore présents. À plusieurs reprises, j’ai été confrontée à des suicides, comme pour cette jeune fille de 13 ans, dont je me suis occupée… et je lui ai beaucoup parlé.

Quand les corps arrivent, je peux sentir si les personnes ont accepté ou non de partir. Je devine aussi comment on s’est occupé d’elles dans leurs derniers instants, si elles ont bénéficié de soins palliatifs, qui permettent de soulager la souffrance physique et psychique – malheureusement, tout le monde n’y a pas accès.

Je rencontre aussi des personnes isolées ou que les familles négligent : si la tenue n’a pas été choisie avec soin, par exemple, si elle est froissée… Cela me fait de la peine. On m’a déjà encouragée à ne pas m’attarder sur les défunts seuls, puisqu’ils n’auront pas de visite ; au contraire, je vais d’autant mieux m’occuper d’eux, parce que je suis touchée que personne d’autre ne leur dise adieu.

Une équipe soudée

J’aime à prendre le temps pour chaque soin. Des thanatopracteurs me disent qu’ils peuvent m’enseigner -comment -travailler plus rapidement. Mais je ne le souhaite pas ! Depuis septembre, j’ai intégré une nouvelle équipe, et nous partageons la même approche du métier.

Ma patronne ne surcharge pas mes journées. Elle assure que, pour bien s’occuper des morts, il faut être vivante ! Elle insiste ainsi pour que l’on ne néglige pas le temps de déjeuner. J’ai le sentiment d’avoir intégré une équipe soudée, comme une famille, avec une même vision de l’accompagnement des défunts et des familles.

Juste après avoir obtenu mon diplôme, je me suis fait tatouer un arbre de vie sur l’avant-bras. Dans le travail, on ne le voit pas, car je porte une blouse, mais je sais qu’il est là. J’aime à me dire qu’un lien se tisse entre le défunt, mon bras et le sol, comme si je donnais la force du sol aux personnes décédées. Dans les funérariums où je travaille, je suis repérée de dos grâce aux deux vestes que je porte souvent : sur l’une se trouve le dessin des ailes d’ange, sur l’autre, d’un arbre de vie. Ces symboles racontent quelque chose du sens de mon métier.

Laëtitia Cado-Guiomar (source : La Vie)

Les étapes de sa vie

1974 Naissance, enfance à Étampes. 1997 Ouverture d’un commerce de prêt-à-porter. 2002 Naissance d’Olive, puis de Carmin, Marin, Orlane, Bleuenn. 2006 Salariée d’une entreprise d’insertion. 2007 Entrée en équipe Mission de France. 2021 Diplôme de thanatopractrice. 2025 Nouvelle équipe professionnelle et décès de sa mère.

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samedi 1 novembre 2025

L’Adieu à ma mère


Ma mère est décédée fin septembre. J’ai pu vivre toutes les étapes de l’accompagnement. J’étais auprès d’elle en fin de vie. Je l’ai lavée, nourrie, je lui ai parlé même quand elle ne parlait plus. En septembre, son état s’est dégradé, mais nous pouvions encore échanger. Elle répétait « Je veux partir, je veux partir ». Avec mes sœurs, je lui ai répondu : « Tu peux partir. Tu as été une super maman, et on est prêts pour ça. » Mon père était là, je voulais qu’il le lui dise aussi. Il a du mal à exprimer ses sentiments. Mais il a dit : « Tu peux partir pour le grand voyage, pour Celui que tu as toujours aimé et pour qui tu as travaillé toute ta vie. Je suis prêt. » Ma mère était silencieuse, elle nous regardait et nous serrait la main. Son organisme a lâché en quelques semaines, et elle est décédée. Plusieurs personnes, dont des col-lègues, m’avaient dissuadée de m’occuper des soins mortuaires moi-même. Mais j’ai senti une force plus grande qui -m’accompagnait. J’étais prête. Ça a été très beau, un dernier moment privilégié avec ma mère. J’ai mis une musique douce et allumé une bougie. Je lui ai fait un shampoing. Je l’ai maquillée comme elle le faisait, avec du fard à paupières, mais très léger. Tout le monde m’a dit qu’elle était très belle et que c’était bien elle. Même mon frère, qui n’est pas à l’aise avec la mort et les corps des défunts, a voulu la voir.

Tous ses petits-enfants sont venus l’entourer et lui parler. Ils ont déposé plein de mots et de jeux près d’elle, parce qu’elle jouait beaucoup avec eux. Au cimetière, on a aussi collé sur le cercueil des pièces d’un jeu auquel on jouait souvent, une idée de Bleuenn, ma dernière fille. C’était comme célébrer la beauté de la vie d’après ! Il y a eu aussi une très belle messe, avec de beaux chants. L’église de Corse dans laquelle mes parents sont très investis était pleine à craquer. Nous avons vécu un moment d’espérance et d’amour.

Laëtitia Cado-Guiomar, thanatopractrice.

(source : La Vie)

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vendredi 31 octobre 2025

Cultiver la vie jusqu'à la fin

 A quelques jours de la Toussaint et de la commémoration des défunts, la date de ma chronique

tombe à pic pour vous faire part d’une interrogation sur la fin de vie. Dans quelles conditions allons-nous quitter cette existence ? Devrons-nous finir dans la souffrance, sous prétexte que c’est notre destin, même entourés par des proches ou des infirmiers compatissants, même soulagés par des analgésiques ? Cet été, je débattais avec un ami au sujet de cette loi sur l’aide à mourir adoptée par les députés. Un être pourrait désormais s’administrer un produit létal, sous certaines conditions - être atteint d’une affection grave, incurable, être majeur... S’il ne peut procéder lui-même à cet acte, le malade pourrait demander l’aide d’un médecin. Cet ami de 80 ans défendait le droit de mourir dignement et non dans un état de déliquescence. Quant à moi, je lui exprimais mes craintes d’ouvrir une porte étroite à l’euthanasie, qui allait nécessairement s’agrandir sous la pression de la société, peu encline à prendre soin des plus âgés et des personnes handicapées.

Depuis cinq années, j’accompagnais un frère malade d’un cancer métastasé, dont on venait d’arrêter les traitements. Dans ce contexte de fin de vie, j’évoquais les moments intenses et joyeux que je vivais, son désir de vivre malgré la conscience de son échéance proche et la beauté de voir comment l’esprit émerge à la surface d’un corps épuisé.

AU RYTHME DES PETITS MIEUX

Hâter la fin de mon frère qui vivait relié à ses fils d’oxygène et de morphine était à mes yeux sacrilège, tant notre présent était fécond. Lorsque l’on accompagne un malade sur la fin, on vit un moment à part, hors du temps. On est sans arrêt dans la gravité, l’attente, la tension au sujet d’une mauvaise nouvelle qui pourrait parvenir. On vit au rythme des petits mieux qui sont source d’enthousiasmes, des marches descendues, des consultations, autant d’épées de Damoclès... Pourtant, malgré cette réalité, je n’aurais donné ma place à personne ! Avec mon frère, je cultivais la vie.

Sur les conseils de l’ami, je suis allée voir la Chambre d'à côté, de Pedro Almodovar, qui raconte l’histoire d’une femme atteinte d’un cancer en phase terminale. Elle décide de mettre fin à ses jours avant de subir de nouveaux traitements invasifs qui, d’après les médecins, ne feront rien à part lui donner quelques jours de plus. Mais dans quel état ? Elle demande à une amie de l’accompagner dans une belle maison en pleine nature et de rester dans la chambre voisine. Elle a décidé de s’administrer une substance létale sans révéler à son amie le jour où elle le ferait. La beauté qui entoure la malade et son amie est propice aux partages heureux et amicaux, jusqu’au jour où elle met fin à son existence. Elle accomplit ce geste pour éviter de vivre la souffrance de son corps dévasté.

Le jour où je sortais du cinéma, une longue traversée d’épreuves physiques attendait mon frère, qui ne pouvait plus ni s’alimenter ni s’abreuver. Il respirait très mal avec un seul poumon. 11 était de moins en moins conscient, car les doses de morphine l’entraînaient dans un état de grande confusion. Il n’était plus avec les autres. Lorsqu’on vit dans la proximité d’une telle fin, les termes espérance et acceptation de la souffrance ne veulent rien dire. Il y a juste un être qui n’est plus capable de vivre quoi que ce soit de vivant. « Ta mort fait comme une ile noire dans un océan de lumière, relevait poétiquement Christian Bobin. Pour te rejoindre, aucune barque... Il faudrait pouvoir marcher sur la lumière. Cela doit s'apprendre. Cela s’apprend. »•

Paule Amblard
(source : La Vie)

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