À l’âge où les enfants commencent l’école primaire, il a arpenté ses rues, tenté de survivre dans sa gare tentaculaire, dormi sur son bitume et mangé dans ses poubelles. On croit le connaître, l’enfant des rues de Bombay, tant son histoire a mille fois été racontée. Mais rencontrer Amin, c’est voir la ville à hauteur du gamin qu’il était alors. Plus ambivalent qu’on ne l’imagine. « J’avais peur, une peur panique, se souvient le trentenaire. Mais en même temps j’avais ma liberté. » Il peut faire la course avec les trains, se glisser dans les salles obscures, partir dans un autre coin de l’Inde, revenir. « Mais bien sûr, ce n’était pas la vraie liberté. Cette vie, je ne l’avais pas choisie… »
Né en 1980 d’un mariage arrangé, où les époux se voient pour la première fois le jour des noces, Amin est trimballé au gré des expulsions de taudis en bidonvilles dans une banlieue de la mégapole indienne. Le couple, qui n’a jamais pris son envol, bat déjà de l’aile. Le père, alcoolique, disparaît à jamais, bientôt remplacé par un homme qui a le coup de ceinture facile. Le petit Amin a 5 ans, il doit ramener de l’argent à la maison et travaille dans une échoppe de thé. Les clients le tyrannisent, lui flanquent des claques sur son passage, son patron lui tire les oreilles. Un jour, son plateau lui échappe. Les tasses se brisent. Panique. Que faire ? « Où que j’aille, je serai battu. C’est là que l’idée m’est venue : “Va-t’en, Amin, va-t’en vite !” Et je suis parti en courant sans regarder derrière moi. » La rue, illusion de liberté, Amin et sa petite sœur qui l’a rejoint vont l’apprendre à leurs dépens. Vol, passage à tabac, viol par les enfants plus âgés… « Durant ces trois ans, j’ai tout vécu et je suis déjà mort », souffle le jeune Indien. Alors il se blinde. Un homme surnommé Mama lui apprend à se nourrir dans les poubelles. « Je ne connais même pas son vrai nom ! Dans la rue, on n’a pas d’identité. » Amin apprend aussi à mendier et ne s’endort jamais sans une pierre à la main.
C’est d’ailleurs à coups de cailloux qu’il reçoit sœur Séraphine, une religieuse de Saint-Joseph qui tente de sortir les enfants de la rue, un de ces « anges » dont la vie du jeune homme est semée. Celle-ci patiente et finit par le convaincre de venir à Snehasadan, un orphelinat dont elle s’occupe avec le père Placido. Après quelques fugues, Amin s’y enracine. Le lieu devient sa vraie maison. « Pour Noël, nous organisions un family day, une fête avec des pièces de théâtre, des jeux, nous recevions des bonbons et cuisinions des gâteaux », se souvient-il. Au foyer se croisent des enfants de toutes religions : « Je suis né musulman, mais j’ai grandi comme catholique, avec des enfants hindous, s’amuse Amin. Cela m’a appris que ce que je cherchais, ce n’était pas un dieu, mais le bonheur. » Quand en 1992 éclatent à Bombay des émeutes sanglantes entre hindous et musulmans, Amin décide qu’il n’aura pas de religion.
Sur la route de la rédemption, il retrouve sa mère et rencontre Eustace Fernandes, un homme d’affaires qui l’embauche comme chauffeur et lui permet de prendre son envol. « Il a d’abord été un patron, puis un ami, enfin un véritable père. » Il y a chez Amin une grande conscience que sans les autres, il n’est rien. « Si j’existe, c’est grâce à vous », répète-t-il, vous qui m’avez trouvé dans la rue, qui m’avez nourri, m’avez relevé. Aujourd’hui, Amin est chauffeur pour les touristes et leur fait visiter son Bombay. Il habite tout près de l’orphelinat de Snehasadan, qu’il visite quotidiennement. Surtout, il aimerait monter un café-bibliothèque solidaire où les petits mendiants de Bombay pourraient se reposer et manger quelque chose. L’ancien enfant recroquevillé dans un recoin de la gare de Bombay en est persuadé, il est possible de changer le monde par capillarité : « Le bien est comme un aimant. Si l’on répond au mal par le mal, rien ne bouge, mais si tu me jettes une pierre et que je te renvoie de l’amour, cela crée une faille qui change tout, qui change le monde. »
Texte Laurence Desjoyaux
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