La privation de contacts physiques depuis le début de la pandémie de Covid-19 permet paradoxalement de renouer avec la centralité du toucher, premier de nos sens à se développer. Souvent déprécié, effacé, le toucher relie notre intimité à celle de l’autre et au monde extérieur.
«Quand on aime ses proches, on ne s’approche pas trop. » Dès le printemps 2020, ce slogan de prévention gouvernemental a tourné en boucle sur les ondes pour mettre en garde les Français contre le risque de contamination au Covid-19. Brusquement, l’irruption de la pandémie nous faisait expérimenter la frustration générée par les « gestes barrières ». Hors de nos « bulles de contact », il a fallu renoncer aux embrassades spontanées, aux bises rituelles et aux câlins aimants.
Cette épreuve affective, aussi rude qu’inédite, nous a cruellement rappelé combien le toucher façonne notre rapport au monde et conditionne nos relations humaines. « L’affection qui, jusque-là, était source de réconfort s’est tout à coup transformée en un geste morbide, risquant de transmettre la mort. En ce sens, l’expérience du Covid a dynamité, révolutionné, la vocation première du toucher, qui est de rassurer », analyse la psychologue Céline Rivière, autrice d’un livre sur les bienfaits des câlins (1).
L’expérience, extrême, a eu pour vertu de remettre le toucher au centre de nos réflexions, tandis que le sens de l’histoire semblait tendre vers son inexorable effacement. « Cela fait trente ans que je travaille la question du corps et, jusqu’à la pandémie, des collègues me faisaient comprendre que cette question était secondaire, cosmétique, contrairement aux “sujets sérieux” comme l’économie ou la politique. Pendant le confinement, d’un seul coup mes sujets de recherches sont devenus audibles, observe Fabienne Martin-Juchat, enseignante-chercheuse en sciences de la communication à l’université Grenoble Alpes. Comme si les événements avaient permis une prise de conscience sociétale de cette partie cachée de nos existences. Jusque-là, notre relation corporelle au monde allait de soi, on ne la questionnait pas, l’intendance suivait. La mise à l’arrêt de nos routines, de nos habitudes, des relations de proximité physique, nous a contraints à y réfléchir. »
Avec une question centrale : pourquoi le toucher est-il si fondamental pour nos existences et pour nos relations humaines ? Après tout, la pandémie ne nous a pas interdit de nous parler, et a même permis de multiplier les conversations virtuelles. « Précisément, il y a eu de la souffrance physique et émotionnelle car, d’un coup, l’écran est devenu le seul canal sensoriel pour être ému par le monde, explique Fabienne Martin-Juchat. En réalité, pour nous, la crise du Covid a aussi été une crise corporelle, nous imposant une rationalisation de nos gestes, une retenue constante, la maîtrise permanente », postule l’anthropologue qui a signé un essai remarqué sur la question du corps pendant la crise sanitaire (2).
Longtemps déconsidéré, perçu parfois comme un sens trivial, le toucher occupe pourtant une place essentielle dans notre appareil sensoriel. Dès les premières semaines de gestation dans l’utérus, il est le premier sens à émerger. Des récepteurs permettent au fœtus de sentir les parois de l’utérus de sa mère et les vibrations émises par le son des voix alentour. Le toucher est aussi le sens le plus abouti à la naissance. Qu’il soit effleurement, caresse, choc, il nous affecte et nous met en contact avec le monde extérieur. « C’est bien simple, un enfant qui n’est pas touché meurt. On l’a longtemps pressenti mais aujourd’hui, un examen par IRM prouve que les privations affectives provoquent des altérations cérébrales chez les bébés », explique Céline Rivière.
Comment ces mécanismes fonctionnent-ils ? Le sentiment de sécurité que l’on ressent en se donnant un baiser ou en se tenant la main est le résultat d’une cascade de changements physiques et biochimiques. Tout commence par la peau. Grâce à 640 000 récepteurs, appelés « corpuscules de Pacini » situés dans le derme profond, un toucher bienveillant stimule la production d’ocytocine dans le cerveau, communément surnommée « l’hormone de l’amour ». Elle favorise les liens sociaux, participe à la construction de relations de confiance, joue même un rôle dans l’attachement entre une mère et son nouveau-né. L’ocytocine libérée dans notre organisme contribue à abaisser le rythme cardiaque et les niveaux de cortisol, hormone responsable du stress, de l’hypertension et des maladies cardiaques. Le toucher a des vertus hors normes : plusieurs études ont montré que les bébés prématurés prenaient environ 50 % de masse supplémentaire lorsqu’ils sont pris dans les bras.
Enfants comme adultes, nous continuons d’avoir besoin de contacts, de réconfort. En être privé peut augmenter les sentiments de stress et d’angoisse, comme le montre une étude menée pendant la crise du Covid-19 par Louise Kirsch, chercheuse en neurosciences cognitives, à Sorbonne Université. « D’un point de vue scientifique, la pandémie a été une formidable expérience de stress social », souligne-t-elle. Avec une équipe de chercheuses, elle a exploré l’influence des mesures de distanciation physiques sur les différents types d’interactions tactiles (familiales, amicales…) et ce que cette réorganisation a pu susciter comme frustrations.
Leur analyse, menée sur un panel de centaines de participants, a montré des résultats clairs : plus les contacts physiques étaient restreints dans les cercles familiaux, plus les personnes interrogées déclaraient expérimenter des sentiments d’anxiété et de solitude. Autre résultat marquant : au fil des jours, le manque s’aggrave. « Le toucher n’est pas qu’une réaction chimique, c’est un lien archaïque. souligne la psychologue Céline Rivière. En être privés a réveillé nos peurs ancestrales de mourir, des angoisses d’isolement extrêmement violentes. Quand nous ne nous sentons pas reliés, les choses perdent leurs sens. »
Mais plus encore que les relations interpersonnelles, le toucher nous met en relation au monde et nous permet d’y exister en tant que « consistance charnelle », explique Fabienne Martin-Juchat. « Nous sommes des êtres de peau. C’est grâce à elle que nous touchons le monde et que le monde nous touche. Il y a les gestes tendres, bien sûr, mais il y a un nombre considérable de choses qui nous touchent pendant une journée : nous sommes bercés par les ambiances de rue, les vibrations des discussions que l’on a et qu’on écoute, les rires, le vent… Ce qui nourrit l’humain, ce sont ces surprises par lesquelles le monde vient le toucher. D’où le sentiment pour certains, pendant le confinement, d’avoir vécu en apnée et d’avoir expérimenté une sorte de désintégration personnelle. »
Le « syndrome du glissement » éprouvé par des personnes âgées isolées dans les maisons de retraite au pic de la crise sanitaire est à ce titre évocateur. Il marque le moment où la personne a renoncé aux efforts qui permettaient sa survie. « Le fait que nous ayons accepté que les seniors puissent être privés de tout contact physique prouve qu’en tant que société, nous n’avons pas encore pris conscience de l’importance du toucher. La crise a montré une absence de pensée éthique sur le sujet », s’emporte Marie de Hennezel, spécialiste de la fin de vie et autrice d’un essai sur les conséquences de la politique sanitaire sur les personnes âgées (3). « Il y aura certainement un traumatisme collectif autour de cette question », avance-t-elle.
Un avant et un après, certainement, propose Cécile Rivière. D’après la psychologue, « les restrictions sanitaires ne seront pas levées à court terme, et nous serons conduits à davantage choisir les personnes que l’on touche. Mes patients me racontent déjà que sur les sites de rencontres, les personnes cherchent davantage des partenaires avec qui entamer une relation suivie. Car on ne peut plus multiplier les contacts comme avant, on peut espérer que le toucher se resserre vers une dimension plus qualitative et riche. »
(1) La Câlinothérapie – Une prescription pour le bonheur, Céline Rivière, Michalon, 2019.
(2) L’Aventure du corps. La communication corporelle, une voie vers l’émancipation, Fabienne Martin-Juchat, Presses universitaires de Grenoble, 2020.
(3) L’Adieu interdit, Marie de Hennezel, Plon, 2020.
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