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dimanche 25 mai 2025

Le temps perdu

 


On voudrait en gagner toujours plus et pour cela arrêter de le perdre. Mais ce faisant, on ne le prend plus. Le temps. Élément étrange qui nous échappe quand on s’en saisit et nous est, au contraire, donné quand on accepte de le perdre. Et en effet : on ne prend vraiment un temps avec l’ami qui en a besoin que si l’on ne cherche pas d’abord à en gagner. « Tu as besoin de parler, c’est ça ? Bon, j’ai un quart d’heure devant moi… »

On sait d’avance que ça ne peut pas fonctionner. La faute ne revient pas au quart d’heure : la profondeur d’une conversation, quand l’écoute est là, peut être atteinte en quelques phrases. Le problème est que, montre en main, nul n’écoute bien. Qui trépigne est déjà parti. Le quart d’heure pourrait suffire, oui, mais à condition que l’on se soit d’abord donné la vie entière. On ne prête bien l’oreille qu’à la donner sans retour.

Refuser la mesure du temps

Ce n’est évidemment pas toujours possible. La plupart du temps, on manque de temps, on travaille à plein temps. On divise l’année en mensualités, qu’on remplit de jours ouvrables ou travaillés, que l’on tronçonne en heures tarifées voire supplémentaires. Le sommeil lui-même n’échappe pas à cette logique du remplissage depuis que des applications, chaque nuit, mesurent… son efficacité ! Aussi ne nous reste-t-il plus qu’à trouver refuge dans la plus petite quantité de temps : « Laisse-moi une petite minute ! », proteste-t-on. « Juste deux secondes ! »

Ce qu’il faudrait, c’est refuser carrément la mesure du temps, l’oppression du chronomètre. Il suffira pour cela de remarquer qu’il n’est tout simplement pas possible de « gagner » du temps. Nul, en se pressant, n’a jamais gagné ne serait-ce qu’une seconde. Comment cela ? L’objection arrive… rapidement : avec une bonne voiture, ne rejoint-on pas la ville de Lyon depuis Strasbourg en cinq petites heures ? Certes. Mais il n’y a eu aucun gain de temps.

Je ne fais pas allusion ici aux travaux d’Ivan Illich selon lesquels la voiture a augmenté le temps passé dans les trajets : ce qui était à portée de nos ruelles et autres chemins de campagne (école, épicerie, boucherie…) se trouve désormais à quelques demi-heures, et encore, « quand ça roule bien ».

Je veux simplement faire remarquer que, dans nos raccourcis, on oublie de compter le temps qu’il a fallu pour produire le véhicule, l’énergie dépensée à construire les usines, nourrir les ouvriers, former les ingénieurs, etc. Rouler à toute vitesse, ce n’est pas économiser du temps mais le dépenser d’un coup : c’est flamber le temps long (plusieurs centaines de millions d’années) de la formation des énergies fossiles.

Le temps perdu

Quand on met dans son café un sucre, disait Bergson, qu’on le veuille ou non, on doit attendre qu’il fonde. À quoi Bachelard avait répondu qu’on peut très bien, sous la flamme d’un bec Bunsen, faire fondre le sucre en un rien de temps… Vous m’avez compris : c’est faux puisque le gaz consommé ne s’est, lui, pas fait en une seconde.

Il n’est toutefois pas besoin d’aller chercher Illich ou Bergson. Nos enfants nous l’enseignent. L’option du film ou des écrans, contre un petit moment de paix, est rarement un bon calcul : il faut ensuite gérer l’excitation. Et si, parce que ce n’était jamais le bon moment, nous nous sommes souvent dérobés aux temps privilégiés avec nos jeunes enfants, sans doute nous faudra-t-il les leur offrir plus tard. Si toutefois la chance nous est offerte de rattraper le temps perdu… Perdu à quoi ? À essayer de le gagner. 

Martin Steffens

source : La Vie

Professeur de philosophie en classe préparatoire, il a publié Petit traité de la joie. Consentir à la vie, ainsi que Rien que l’amour. Repères pour le martyre qui vient et l’Amour vrai. Au seuil de l’autre ou, dernièrement, Dieu, après la peur (Salvator).

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samedi 16 mars 2024

Une efficacité vitale

 


Récemment, lors d’une promenade, je suis tombé sur la sculpture ci-dessus, et ces quelques mots de l’auteur :

« La nature est maitresse dans l’art d’éduquer à la beauté et au silence intérieur. Le répertoire des formes qu’elle propose est toujours varié et parfaitement architecturé. Travailler avec ce répertoire m’oblige à observer le rythme, la construction et l’élan de n’importe quelle tige, fleur ou graine. L’épuration et la simplicité obéissent à la règle de l’efficacité et la servent en donnant la forme la plus aboutie qui soit » .  A. Bernegger

La nature : des formes innombrables, improbables, étonnantes ; formes qui parfois nous semblent d’une rare complexité, et qui pourtant n’obéissent qu’à la règle de l’efficacité, soit : développer la manière d’être la plus simple et la plus directe pour vivre et survivre dans tel ou tel milieu, du plus favorable au plus hostile, avec une intelligence d’adaptation et d’interdépendance à l’Ensemble qui nous laisse souvent pantois, nous, l’espèce humaine.

A de rares exceptions, nous avons oublié en tant qu’humain ce que peut être une efficacité vitale.

Nous développons une « efficacité mentale », propre à nous enfermer toujours plus dans ce que nous pensons être bon, rentable, utile, confortable … pour une seule espèce : la nôtre ; et quand elle ne sert pas l’espèce humaine, cette efficacité se réduit encore à : « Moi et seulement Moi ». De ce fait, nous nous coupons de l’Ensemble, de la vie sous toutes ses formes, changeantes et interdépendantes, de cette « efficacité vitale » dont la forme la plus aboutie va droit au but : servir la vie et son devenir.

Cette efficacité, reliée à la notion de simplicité de la forme et du geste, m’a immédiatement ramené à la voie du zen, qui nous invite à « ne plus fuir l’essentiel ».

Ne plus fuir en redécouvrant notamment « ce que peut le corps » (cf. post précédent).

Question à Graf Durckheim : « quelle est la place du corps sur le chemin que vous proposez ? »

Réponse : « La première ! »

Dans le zen, lors de l’exercice, nous pratiquons la répétition et le renouvellement d’un geste ou d’une séquence de gestes, l’épuration et la simplification de la forme et du geste.

Cela nous montre comment nous ouvrir à l’essentiel, comment ne pas se perdre dans les détours de la pensée. S’exercer, pratiquer, c’est apprendre à agir de la manière la plus juste possible - forme, tenue, rythme, respiration - afin d’être en accord avec les lois du corps vivant, qui sont les mêmes que pour tout autre être vivant.

Avec la pratique d’un exercice, ce que le corps montre, prouve, c’est qu’un geste appris, répété, renouvelé, parfaitement maitrisé … redevient épuré, simple, précis, direct et efficace, tels les gestes purs du bébé.

Ce que le corps peut, c’est m’ouvrir au geste en lien avec des forces universelles (hara), en lien avec l’Ensemble, ce flux qu’est vivre, en changement et en interaction permanent.

Ce que le corps peut, c’est me relier à une forme, des gestes rythmés par la vie.

Ce que le corps peut, c’est me relier à l’infaisable, ce que le Moi ne peut pas faire ; « des actions qui transcendent les capacités de ce qu’on appelle notre vouloir ».

Nous sommes des êtres vivants avant de devenir des êtres pensants.

Ce n’est pas regretter le progrès ou décrier la grande intelligence dont l’humain est capable que de dire cela. Mais force est de constater que dans bien des domaines, la folie, la détresse et la froideur du monde technologique et rationnel actuel a privé la personne de ses racines, qui vit comme une culture hors-sol.

Si l’être humain est, à l’origine, un geste de la nature, il le reste toute son existence, indépendamment du fait qu’il est aussi un être pensant.

Le corps, avant d’être pensé, nommé, étudié et vécu en tant qu’objet, est un champ de conscience, d’actions et d’expériences, et le reste toute notre existence.

La pratique de la voie du zen nous incite à nous poser sérieusement cette question : est-il plus sage de considérer que l’objet corps est un outil de la pensée ou de considérer que la pensée est un outil du corps vivant ?

« La pensée, un outil du corps vivant ? Vous n’y pensez pas, cette façon de voir est impensable ! »

Oui, « impensable ». Mais la possibilité d’une expérience est bien réelle : le corps, champ de conscience, est la forme, le geste qui nous relie, d’instant en instant, à la source de vie que nous sommes depuis toujours, notre vraie nature, et cette expérience, qui n’est pas inconnaissable, laissera notre mental coi.

Que nous le voulions ou non, que nous en soyons conscient ou non, nous appartenons à la Vie, source et soutien de notre existence.

Le corps vivant, leib, rappelle à l’homme que sa complétude, son point d’appui, sa grandeur, est qu’il peut devenir conscient de cette appartenance à plus grand, conscient « qu’en tant que vague il est aussi océan ».

Si le corps objet sert le mental humain dans son désir d’accumulation, de performance et de domination, la reconnaissance et l’épanouissement du corps vivant nous redistribue dans ce rôle souvent oublié : servir la vie et son devenir.

 Joël PAUL

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