La bonne nouvelle, au regard de ce que vous dites, c’est que nous pouvons faire l'expérience d’un état de grâce dans la vie quotidienne, et non pas uniquement au cours d’une séance de méditation ou un temps de prière...
Oui, c’est vrai. Afin d’éclairer cette idée, j’aimerais citer Swami Prajnanpad : « Tout ce qui vient à vous, vient comme un défi et une opportunité», disait-il. Ce défi et cette opportunité se présentent au moment où nous souffrons terriblement - c’est quitte ou double ! En nous appuyant sur ce ressenti émotionnel douloureux au lieu de le repousser, nous avons la possibilité de passer de l’autre côté du miroir. Swami Prajnanpad disait aussi : « Le relatif, c’est l’absolu. » Cela signifie qu’en vivant de manière absolue le relatif, donc en nous ouvrant totalement au relatif de notre vie humaine, nous pouvons faire l’expérience de la dimension absolue. Lorsque le cœur est bouleversé, il s’ouvre... Dans certaines traditions, il est dit : « Il faut un cœur blessé pour s’ouvrir à Dieu. » Dans une vie trop confortable, la sensibilité est parfois anesthésiée, endormie. Encore une fois, il ne s’agit pas de rechercher la souffrance pour la souffrance, mais la souffrance pour un éveil de notre sensibilité. Toute démarche spirituelle mène à une ouverture du cœur, à un affinement de la sensibilité.
Dans l’enseignement spirituel de Swami Prajnanpad. il n’y a ni dévotion, ni prières ni rituels. Elle s’enracine dans l’expérience du quotidien, dans la manière dont nous l’accueillons, pour mener à l’ouverture du cœur.
Dans les sociétés et les cultures traditionnelles, comme celle de l’Inde, on ne sépare pas le thérapeutique du sacré, la médecine de la spiritualité. Vous qui connaissez bien l'Inde, que pourriez-vous nous dire de la contribution de la philosophie, de la sagesse, de la spiritualité de cette culture à propos des tourments de l’âme ?
Effectivement, à la différence de la tradition hindoue, où médecine et psychologie s’enracinent dans une spiritualité qui éclaire tous les aspects de la vie, dans la perspective de la psychologie et de la psychiatrie occidentales, la dimension spirituelle de l’homme est absente, et c’est un grand manque. En dehors de toute question religieuse, il faut reconnaître qu'il y a en l’homme un potentiel spirituel qui conditionne sa psychologie. De même que notre psychologie intervient dans notre cheminement spirituel, la dimension spirituelle a une grande importance dans notre équilibre psychologique. Dans certains états psychiatriques, on observe l’émergence de cette dimension à travers des délires mystiques. La personne est habitée par une aspiration spirituelle qu’elle ne peut intégrer. Le psychiatre tchèque Stanislav Grof a travaillé sur ces questions et montré l’importance de la dimension spirituelle dans des accès de délire.
La spiritualité participe à l’équilibre de l’être humain. Sans parler de réalisation ultime, pouvoir cultiver une profondeur spirituelle en soi est essentiel. Aujourd’hui, de nombreuses personnes se sentent perdues et sont à la recherche de sens et de mieux-être. Cela est le signe que ce besoin est là, mais que les réponses de notre société ne sont pas satisfaisantes.
En tant que praticien, je constate qu’un travail de psychothérapie classique apporte des améliorations, mais n’est pas toujours suffisant au regard de cette recherche de sens. Résoudre manques et conflits avec les parents, se sentir moins culpabilisé, avoir moins de peurs... est une étape importante, mais ce n’est pas un but pour la vie. Il est essentiel, à un moment donné, de trouver le moyen de sortir de soi, et la démarche spirituelle est ce qui va permettre de remettre en question l’ego. La psychologie ne s’occupe pas de l’effacement de l’ego. Et pourtant c’est lui qui pose le problème de fond. Certains patients ont besoin d’un horizon plus large. Pour moi, la pratique « d’acceptation », que j’ai décrite plus haut, va permettre de ne pas tourner en rond indéfiniment dans des problématiques psychologiques.
Ce que je propose est de ne pas se laisser piéger par « la réalisation spirituelle ou rien ». Chacun d’entre nous, quel que soit son avancement, peut faire l’expérience pendant quelques instants d’une véritable ouverture intérieure. Tout le monde ne sera pas libéré au sens de moksha, la libération finale de l’âme individuelle selon l’hindouisme ; de ce côté-là, il y a très peu d’élus... Ce que j’ai à cœur de transmettre, c’est que nous pouvons tous vivre des expériences spirituelles. Mon travail consiste à aider ceux et celles qui cherchent à le découvrir. Bien sûr, il y a un préalable à l’expérience d’une ouverture du cœur véritable : il faut d’abord connaître nos fonctionnements, nos peurs, nos émotions, accepter qui nous sommes et ne pas chercher à être quelqu’un d’autre... Un état de grâce ne durera sans doute pas, mais le fait d’avoir fait cette expérience change la perspective...
Vous proposez en quelque sorte une démocratisation des petits moments d'éveil ?
Je ne prétends pas que l’éveil est à la portée de tout le monde car ce serait mensonger. Je dis simplement que quelque chose, dans cette perspective-là, nous est possible... Il m’importe que des personnes qui butent dans leur recherche sachent qu’elles peuvent vivre des moments d’ouverture, plutôt que de s’enfermer dans la conviction que rien n’est possible pour elles. En étant bienveillant avec soi-même, on peut faire l’expérience de la grâce, ne fût-ce que quelques instants.
Propos recueillis par Nathalie Calmé
Source : Sources
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