Comment définiriez-vous la force de la résilience orientale face aux événements difficiles ?
Je commencerai par une anecdote. Dans les années 1990, je participais à une compétition de qi gong à l'université de Pékin. Nous étions confiants dans notre groupe français, qui comptait d'excellents pratiquants. Or, malgré une belle performance, nous avons été classés derniers. La raison invoquée par le jury : un manque de coordination et de « rythme collectif » dans le groupe. Une amie japonaise nous comparait, nous les Français, aux grappes de raisin : les grains sont ensemble mais isolés. Alors que nous sommes, dit-elle, « comme les grains de riz ou les bancs de poisson, on marche ensemble ». La force collective n'a pas besoin d'être construite face à l'événement, elle est déjà là, ancrée dans la culture, offrant la faculté immédiate de mettre ses ressources en commun pour rebondir. Une forêt résiste mieux au vent que l'arbre seul.
Où s'enracine et comment s'apprend cette faculté de résistance ?
L'idée de résilience est présente dès l'apprentissage de l'écriture. Par exemple, le mot « crise » en chinois, wei ji, se construit avec deux caractères : le caractère « danger » et le caractère « opportunité ». Alors qu'un enfant français ne connaît pas l'étymologie des mots, l'enfant chinois ou japonais intègre visuellement cette idée que l'opportunité est inscrite dans la crise. Si notre orthographe se prête à l'esprit d'analyse - une lettre après l'autre, on construit le sens -, les écritures chinoise et japonaise procèdent par globalité. Par le geste du dessin, on fait appel au cerveau droit, dit plus créatif. Cela ne passe pas par l'intellect mais par la calligraphie. Dans le mot « jour », par exemple, on retrouve le caractère « soleil ». La symbolique est immédiate, comme dans le dessin.
L'enfant chinois ou japonais intègre visuellement cette idée que l'opportunité est inscrite dans la crise.
En quoi cette globalité nous aide-t-elle à faire face à l'adversité ?
Le caractère « crise » résume à lui seul une philosophie de base. Dans l'épreuve se profile l'opportunité d'en sortir. Lorsqu'on est au fond, on peut déjà se préparer à la remontée et, de même, quand on atteint son zénith, il faut envisager la descente. Cette sagesse met en valeur une capacité à aller avec le flot, à offrir moins de résistance là où les Occidentaux ont le réflexe de se battre. Il ne s'agit pas de passivité, plutôt d'une aptitude à suivre le rythme naturel de la vie, comme celui des saisons. Dans l'art du tai-chi, on utilise la résistance de l'adversaire : il faut savoir reculer quand l'autre avance pour qu'il perde lui-même son équilibre.
Il s'agit en fait de s'ajuster à la situation ?
C'est plutôt la conscience d'un rythme naturel à épouser. De nombreux dictons chinois ou japonais vont dans ce sens. « Rien ne sert de tirer sur une plante pour la faire pousser plus vite. » Ou cette anecdote paysanne, très utilisée par les maîtres en spiritualité, sur les fluctuations de la chance (lire encadré). Ou comment d'un problème peut naître une solution. On a vu d'ailleurs, à propos du coronavirus, comment la Chine a su transformer un problème démarré sur son territoire en une opportunité de vendre des masques au monde entier, d'offrir son « expertise » et de se poser en leader de la gestion de la maladie
Plus généralement, peut-on parler d'une capacité à éviter l'impasse, à se laisser une voie ouverte ?
Plutôt celle de bien évaluer sa propre force et celle de l'adversaire, savoir quand on est en position de faiblesse, quand il faut avancer ou reculer. C'est une capacité à utiliser les circonstances, en bien comme en mal, car c'est aussi au nom de ce principe que peuvent se justifier les pires répressions. Tout cet art de l'adaptation se retrouve dans le livre du Yi Jing, dit aussi Livre des transformations, un texte taoïste fondamental de la pensée chinoise. Même Confucius, qui a articulé un ordre social très hiérarchisé face à la pensée plus libre et rebelle des premiers taoïstes, s'est imprégné du Yi Jing, qu'il a abondamment commenté.
Responsable ne veut pas dire coupable dans l'esprit des japonais. Être responsable, c'est être "capable de réponses"
Comment définir le Yi Jing ? Comme un manuel de vie ?
Le Livre des transformations est fondé sur les concepts de yin et de yang qui enseignent les lois du changement perpétuel, que la nuit devient jour et le jour devient nuit : l'extrême yin rejoint le yang, et vice versa. C'est un livre mythique vieux de 3 000 ans, dont, au fil des générations, on a à la fois extrait philosophie, sagesse, psychologie, art divinatoire, art de gouverner et même stratégie militaire dans l'Art de la guerre, de Sun Zi. Le mathématicien Leibniz a trouvé dans les hexagrammes l'inspiration du calcul binaire à la base de nos ordinateurs. Carl Jung en a retiré son concept de synchronicité, autrement dit ces causalités non linéaires que nous appelons « coïncidences » et avec lesquelles l'esprit oriental est très à l'aise pour y lire un ordre « horizontal » tout aussi important que l'ordre « vertical » de la causalité. C'est pourquoi le Yi Jing est aussi utilisé comme instrument divinatoire. C'est là aussi que l'on trouve les notions clés, dans le bouddhisme, d'impermanence et d'interdépendance. C'est un livre dont chacun connaît par coeur de nombreux aphorismes et dont les hexagrammes sont utilisés pour aider à révéler l'ordre potentiel sous-jacent au chaos des changements.
Au fond, qu'avez-vous appris de la résilience au contact de ces civilisations ?
Je remarque que, dans notre tradition judéo-chrétienne, nous nous considérons comme coupables, ou du moins nous nous cherchons un coupable. Or, au Japon, j'ai assisté à des accrochages de voitures où chacun s'excusait, endossant la responsabilité de l'accident avec force courbettes ! Cela m'a fait réfléchir. Responsable ne veut pas dire coupable dans leur esprit. Et l'étymologie nous le confirme : responsable, c'est être « capable de réponses ». Si vous êtes pris dans un événement, vous en êtes « responsable » : vous n'êtes pas coupable mais « impliqué ». La sagesse consiste à l'accepter pour mieux répondre. Cela pourrait ressembler à du fatalisme, mais c'est une forme de responsabilisation et de force. « Shikata ga nai », disent souvent les Japonais : « On n'y peut rien, c'est le destin. » Tout le contraire de notre « impossible n'est pas français ».'
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