Partout, dans les Évangiles, Jésus est d’abord un contemplatif : « Il le regarda et il l’aima » (Marc 10, 21). Cet état nous met dans les bonnes dispositions pour recevoir ce qui nous émerveille. Avec de l’entraînement, c’est possible au quotidien, dixit celle qui a passé plus de 180 jours dans un lit d’hôpital, à 37 ans !
1. Traquer la beauté…
…dans une tasse de café, un rayon de lumière. Une fois, lors d’un voyage en famille en voiture, nous passions sur un pont. L’eau offrait un tel reflet turquoise que j’ai fait arrêter tout le monde, juste pour le saisir. Ça a renâclé, mais pas trop. Ils savent que je suis plus disponible quand je me permets ce genre de chose ! Plus je m’abreuve de ce qui me transporte, plus je vis pleinement.
2. Consacrer du temps
Trente minutes gratuites, devant quelque chose de beau. Ne rien faire. Juste écouter, détailler les couleurs sans chercher un résultat, une analyse. Les effets, à ce stade, peuvent déjà être très bénéfiques. Un jour de grande colère, cette étape-là m’avait déjà permis de sortir de ma rage, avant même de peindre.
3. Regarder avec attention
J’observe cet arbre en hiver. Évidemment, il doit être gris. Pourtant n’y vois-je pas des nuances de mauve ? Laisser faire son impression, sans enfiler ses propres lunettes, ouvre des perspectives étonnantes. Pourquoi ne pas prendre de quoi dessiner ? Écrire ? Tenter de garder cette émotion sous une forme concrète permet de la choisir. Or, on devient ce qu’on choisit. La beauté transforme.
4. Ne pas chercher à bien faire
Petite fille, j’aimais reproduire des tableaux. Une fois, j’achoppais sur un visage. Je n’arrivais pas à faire la bouche. Je cherchais trop à « bien » faire. Mon père me glisse alors ce conseil : « Mets du violet sur la lèvre supérieure et du rose dessous. » Deux couleurs pour une même bouche ? Il avait raison. Ça m’a débloquée et ouvert un monde de possibilités.
Elo de la Ruë du Can
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Pour en savoir plus :
Première artiste à exposer sur les grilles des Invalides à Paris, cette dessinatrice designer est une combattante. Après une chute qui, depuis 2018, la cloue dans un fauteuil roulant, cette mère de cinq filles raconte l’épreuve et sa constante recherche de Dieu.
Par Emmanuelle Ollivry
Je me réveille à moitié morte, en ce jour de mars 2018. L’échelle a glissé et je viens de me briser la colonne vertébrale. Briser un monde aussi. Je suis artiste et designer textile. J’ai travaillé pour Dior et consorts, dessinatrice des fashion-weeks européennes… Dans ce milieu, une fille, c’est d’abord une démarche. Et là, je viens de changer d’univers en quelques fractions de seconde.
Je suis comme passée au cœur d’un réacteur d’avion. Impossible de situer le sol ni le plafond. Mes muscles s’évaporent, mais je me sens aussi comme absorbée par le plancher et plus rien ne fonctionne en dessous de ma taille. Entre rage et découragement, en constatant l’étendue de ce qui grippe la mécanique, je mesure en même temps l’extraordinaire complexité du corps humain. Commencent alors de longs mois d’hospitalisation et de questions.
Cette machine si complète peut-elle être conçue par autre chose qu’une intelligence divine ? Remarcherai-je un jour ? Quand retrouverai-je mon mari, Romain ? On se voit déjà si peu, du fait de son métier, auréolé de mystère. Après les Forces spéciales, le renseignement. Ça veut tout dire et rien dire à la fois. Je ne sais jamais où il part, ni combien de temps. Comment gérer nos cinq filles, dont la dernière n’a pas 18 mois ? Une seule réponse campe dans mon esprit : Dieu ne peut vouloir ma souffrance abyssale. Ce serait intenable.
Un catéchisme pétri de règles et de grands principes
Pourtant, on m’a enseigné tout autre chose. Mon enfance est un improbable pari, mixant catéchèse janséniste de ma grand-mère et quotidien joyeusement foutraque, quasi exempt de règle. D’une part, je navigue dans une atmosphère bohème : profusion de pastels à disposition, fragrances de cire de fonderie, super-platine vinyle dont les notes jazzy font souvent oublier les tartes dans le four.
Avec mes quatre frères et sœurs, je partage un grand loft à Trappes, où se trouvent également les ateliers de mes parents (père sculpteur, athée, et mère catholique, peintre prolifique). D’autre part, toute la fratrie suit un catéchisme rigoureux, dans sa version presque juridique. Il faut connaître la cartographie des péchés (véniels ou mortels) hisser la souffrance au rang de vertu, connaître les prières susceptibles de nous obtenir des indulgences.
Moi, je ne crois pas en un Dieu comptable. J’ai l’intuition qu’il passe par la matière, les sens, l’odeur de l’encens, les couleurs, les attitudes, le cœur. Par exemple, quand à 10 ans, je fais une randonnée à la montagne, je suis saisie par la beauté époustouflante d’une clairière. Ça me remplit tellement de l’intérieur que j’y vois une manifestation concrète de Dieu dans ma vie. Un peu à la manière d’un saint François d’Assise qui accepte de devenir pauvre, voire antisocial, pour rencontrer son Seigneur dans la création. En écoutant, observant, touchant.
À 25 ans, je suis également bouleversée par une messe de Pâques ukrainienne. De véritables armoires à glace testostéronées y embrassent le sol avec vigueur pour manifester leur petitesse devant le Seigneur. Dans le geste de ces hommes, consentant à s’abaisser, je perçois encore une manifestation de ce Dieu qui nous dépasse.
Avec le catéchisme de mon enfance, pétri de règles et de grands principes, j’avais pensé que croire consistait en une marche à suivre technique, aux étapes préétablies. Ces moments de grâce me poussent plutôt à chercher des réponses dans la contemplation, la matière, voire le travail de mes mains, comme l’artiste que je deviens. Cela explique mon attirance pour la vie de mon oncle Joseph, moine portier à l’abbaye de Wisques (Pas-de-Calais) où se fabriquent quantité de cartes de première communion artisanales, joliment ouvragées.
Il m’emmène, dès mon plus jeune âge, dans l’atelier de gravure, me fait plonger dans ce quotidien équilibrant, entre prière et travail. Cette vie créative au service du spirituel, ça a du sens. C’est ainsi que je rencontre vraiment Dieu. J’en reçois d’ailleurs une confirmation très forte, à 21 ans.
Témoignage de foi par l'art et conversion
J’entre alors à l’École nationale supérieure des Arts décoratifs de Paris où je côtoie une étudiante, Clarisse, au destin singulier. Dans tout son travail, elle brandit sa foi. Un peu à la manière du Greco, ce théologien qui se sert de la peinture comme d’une chaire. Ainsi, lorsqu’elle crée une splendide robe en feuilles d’or, elle la conçoit délibérément pour la Vierge et en témoigne. Or, cette jeune fille meurt dans un accident de voiture, au beau milieu de son cursus dans l’enseignement supérieur, le jour de Pâques. Toute la promotion est chavirée et assiste à l’enterrement, dont le livret est orné d’un magnifique pommier en fleurs.
En regardant son parcours, je ressens une forme de plénitude qui m’appelle à, moi aussi, ajuster vie intérieure et travail, pour traquer le beau, et pas seulement représenter ce qui s’offre à mes yeux. Son témoignage de foi par l’art rejoint mon aspiration à contempler l’Invisible dans la création. J’expérimente que Dieu passe par la matière pour nous toucher. À cette période, je lis la Bible et je médite 30 minutes à une heure chaque jour. Pendant ce temps, je ne fais « rien ». Je me laisse transformer, je vais à l’adoration, je cherche la porosité entre visible et invisible.
Crise majeure et avancée dans la foi
Puis, à peu près au moment où je mets au monde ma première fille, je traverse une crise majeure. Dieu ne fait quasiment plus partie de ma vie, et le catholicisme m’apparaît comme un rituel froid, déshumanisé. Pourquoi là, à cette période ? Je n’en ai aucune idée. Je fais quand même baptiser mes trois aînées. Un vrai choix personnel, puisque Romain n’est pas croyant. Cette tourmente (de laquelle je ne me sens pas pleinement sortie) je m’en extrais, petit à petit, cette fois encore grâce à la matière.
Les questions qui me taraudent sont aussi métaphysiques, géographiques que physiques. Par exemple, je n’arrive pas à m’approprier le mystère de la résurrection du Christ, mais je reste fascinée par le linceul de Turin. Comment une lumière peut-elle projeter l’image de Jésus sur le tissu ? Est-il possible qu’une puissante émission de neutrons et de protons forme vraiment une empreinte, grâce à l’oxydation des fibres de cellulose ?
J’ai besoin d’une clef d’entrée scientifique. Et je la reçois, il y a cinq ans, alors que je lis le récit du Dr Hida. Ce médecin japonais, témoin de l’explosion à Hiroshima, raconte une lumière immense, d’une intensité inconnue, capable d’imprimer sur un mur l’ombre d’un homme en mouvement. Le lien avec le linceul m’apparaît comme une évidence. Ce phénomène existe donc selon des lois physiques ! Le savoir m’est essentiel pour avancer dans ma foi.
« Un état contemplatif de paix profonde »
Je trouve aussi des échos à mes questions dans les écrits de la mystique Maria Valtorta, certes controversés, mais qui fourmillent de détails topographiques, alors que l’auteure n’a vraisemblablement pas mis les pieds sur les lieux : « Jésus est seul. Il médite, assis sous un chêne vert gigantesque qui a poussé sur une pente du mont Garizim qui domine Sichem. La ville, d’un blanc rosé sous le premier soleil, est située tout en bas, et s’étend sur les premières pentes du mont. Vue d’en haut, elle ressemble à une poignée de gros cubes blancs renversés par quelque grand enfant sur un pré vert incliné. »
Ces descriptions me donnent le désir de peindre, en renouant avec cet état contemplatif de paix profonde. L’accident arrive à ce moment de ma vie où je suis convaincue de l’existence de Dieu, mais toujours en quête de le connaître vraiment.
J’arrive à l’Institut national des Invalides pour six mois à temps complet, puis deux années en hospitalisation de jour. Tous mes repères volent en éclats tandis que je regarde mon corps inerte dans ce lit. Mes yeux s’évadent par la fenêtre d’où j’aperçois le dôme rutilant. Jour après jour, la beauté de l’architecture me tracte vers le ciel. Il y a une sorte de bénédiction dans ce lieu. Une grandeur qui relève. Est-ce cela que voulait Louis XIV ? Donner un toit aux vétérans oubliés, prouver sa reconnaissance sous la forme d’un bâtiment majestueux ?
Je songe que si les châteaux sont pour les gens importants, alors nous tous, nous le sommes. Je saisis mon iPad et mes doigts ébauchent sur l’écran le contour d’un entablement ou d’un visage voisin. Je cherche des nuances non acquises (un bleu sur une joue, un rouge sur la pierre) et j’apprends à reconquérir ma dignité.
Je repense alors à cette scène du Nouveau Testament que j’aime tant : quand Jésus est interpellé par les scribes et les pharisiens pour savoir s’il approuve la lapidation de la femme adultère. Quelle est sa toute première réponse ? Se taire et, avec son doigt, dessiner sur le sol.
Elo de la Ruë du Can
source : La Vie
Les étapes de sa vie
1981 Naissance dans les Hauts-de-Seine.
2001 Entrée à l’École nationale supérieure des Arts décoratifs de Paris.
2007 Rencontre avec Romain, son mari.
2009 à 2016 Naissances de ses cinq filles.
2018 Chute d'une échelle.
2022 Première exposition d’envergure à Paris, avant une tournée encore en cours.
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