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dimanche 9 mars 2025

Au cœur de l’hiver, une promesse

 


Notre abricotier est mort. Ou tout du moins il en a l’air. L’hiver dernier, déjà, nous avions cru que c’en était fini – à tort. Nous l’avions planté en arrivant dans cette maison, au milieu de notre petit carré de pelouse. Le choix de l’essence avait déchaîné les discussions. L’un désirait un chêne, l’autre un palmier, le plus jeune ne voulait rien pour ne pas envahir son terrain de jeu.

Les nuances et les saisons

Moi je préférais un arbre à fruits : la perspective de tartes et de confitures colorées l’a emporté. Nous avons choisi un abricotier. C’est beau, un abricotier, ça dit les nuances et les saisons. Le dépouillement sombre l’hiver, l’espoir du vert au printemps, la vitalité du jaune orangé l’été, le rougeoiement d’un soleil couchant à l’automne.

Il est arrivé tout petit, adossé à son tuteur. Il a subi les assauts du chat, essuyé les tirs de ballon, fait face à la gourmandise des oiseaux. Mais il a grandi, il s’est déployé, un peu penché pour chercher la lumière. Et nous a comblés de ses bienfaits en abondance.

De beaux fruits, avec leur rose aux joues et leurs taches de rousseur, que nous partageons souvent avec les voisins. Et même avec un passant, une fois, dont la voix a porté au-delà de la grille. « Ils ont l’air bons, ces abricots ! »

Mais il a fait froid. Par deux fois l’abricotier s’est trouvé prisonnier d’une gangue gelée plusieurs jours d’affilée. Rien ne dit qu’au-dedans il n’a pas grelotté. Et je crains qu’il n’ait pas survécu. J’ai attendu le retour des oiseaux, pour venir l’ausculter. J’écoute, l’oreille collée contre le tronc. Réflexe de celui qui cherche la palpitation de la vie. Une circulation même alanguie, la sève qui coule engourdie. Mais l’écorce reste muette.

Le baiser du printemps

Ses branches décharnées, noires et sèches, grattent le ciel. Figées, dans une supplication muette. Seul le vent le fait osciller de temps en temps. Je laisse courir mes mains sur son branchage, une caresse, les yeux fermés pour mieux sentir les aspérités. Mes doigts rencontrent une tendresse, boursouflure souple au bout d’un rameau rugueux. Je palpe délicatement. Ça semble être, oui, ça semble être… un bourgeon ! C’est un bourgeon corseté, qui se fond encore dans les teintes du bois.

Un bourgeon, c’est la promesse d’une fleur, d’un fruit. C’est la vie. Cette vie qui avait déserté en apparence, mais qui a continué son chemin in petto, au ralenti. Comme elle le fait parfois quand elle se met à l’abri. Des coups du sort, des accidents, de la main de la mort. Belle au bois dormant, qui attend le baiser du printemps. Tout au long de cette dormance, la vie n’a jamais cessé. Pas un instant. Sinon, il n’y aurait pas ce tout petit bourgeon.

Je lui parle tout bas, pour que même les abeilles n’entendent pas. Je lui dis tout ce qu’il représente. L’espérance. Savoir qu’au cœur de nos hivers les plus rudes, la vie est là, qui bat. Toujours, même si on n’y croit pas. Et que dans ce froid qui glace le cœur, le bonheur n’est pas mort. Il est en sommeil. Et guette le printemps. La vie porte en elle, dans un même mouvement, tout le froid de l’hiver et toute la joie du printemps.

Anne-Dauphine Julliand

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samedi 8 mars 2025

Tentons !


douché, étiré
nez dehors à l’aube
levant rouge
sur la crête des arbres
rien de ce que tu feras ce jour
n’est après tout si important
porter les bûches au poêle
lancer le feu,
l’entretenir
balayer les cendres autour de l’âtre
préparer ton petit déjeuner
prendre place pour le manger
parcourir ce journal
qui te relaie le bruit du monde
nettoyer un peu
ranger
puis vaquer
à ce qui t’occupe
puisque le jour se lève
et qu’il faut tenter de vivre
rien de ce que tu feras ce jour
n’est après tout si important
écrire ?
je t’en prie …
la musique ?
un petit passe temps
structurant
écouter accompagner
ici et là soulager ?
de grand cœur
oui
et sans te la raconter
tu n’es ni thaumaturge
ni sauveur
tout au plus parfois
quelque peu guérisseur
dès lors que l’autre le veut bien
un peu
Œuvre de Chantal Desmoulins

prier
te rassembler
t’asseoir
sous le regard de l’immensité
un peu
puisque vivre
n’est pas seulement contempler
un peu donc
juste assez
pour t’aligner
sur l’unique priorité
le jour se lève
il faut tenter d’aimer

Gilles Farcet

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vendredi 7 mars 2025

Qualité du quotidien...

 Merci à Christophe Massin pour ce petit bijou à écouter et à réécouter :

- apprendre la perte, la laisser nous traverser

- développer la qualité de présence...


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jeudi 6 mars 2025

Zazen, un geste naturel


Clin d’œil !


Dans sa lettre de février, Jacques Castermane rappelait qu’il avait commencé la pratique de zazen en 1967. 1967, année de ma naissance ; quelques mois plus tard, je pratiquais moi aussi l’assise, entrainé par les forces et les lois du corps vivant ; assis dans un geste parfaitement juste, juste parce que naturel. Qui n’a pas été surpris par la vitalité de l’assise d’un bébé !

Ancré dans le bassin, stable, vertical, ouvert … souple des pieds à la tête sans artifice (ni coussin, ni muscle, ni volonté, ni intention). Ainsi, en 1967, 1968 … j’étais assis naturellement, en zazen, comme tous les enfants du monde lorsqu’ils s’assoient pour la première fois, répondant ainsi à une intention de la vie.

Alors que Jacques avoue que découvrant zazen en 1967, comme tout un chacun qui fait ses premiers pas sur la Voie du Zen, il cherchait comment construire cette posture appelée zazen.

Posture ! Un terme piège qui nous empêche de réaliser qu’avant d’avoir une dimension culturelle et cultuelle, zazen est un geste naturel, une action naturelle.

En écrivant ces propos, je me souviens d’un dicton populaire de la langue française : « Chassez le naturel, il revient au galop ». Combien ces quelques mots peuvent nous maintenir dans le cercle vicieux de la conscience mentale et fausser la relation à notre vraie nature ! Dans cette expression, « le naturel » veut dire nos automatismes, notre mécanicité dans nos réactions et nos schémas de compréhension du monde, ou encore le déterminisme familial, social influant sur notre manière d’être. « Naturel » nous ramène à nos croyances, nos peurs, et à la difficulté de sortir de notre vision du monde égocentrée. « Moi, j’ai toujours agi de cette manière, eu peur de cela, toujours pensé ceci … »

Ainsi sommes-nous définis par ce « naturel », qui nous réduit à une non-liberté intérieure, nous restreint à une manière d’être s’appuyant sur des postulats, des contraintes, des peurs, des réflexes de protection, d’agressivité … installés en nous depuis bien longtemps.

Rien ne change, et c’est bien ainsi : je me reconnais, et je suis reconnu : « Ah oui, cette façon de faire, c’est bien moi, c’est bien lui (elle)!» Dans ce sens, est naturel ce qui est habituel, mécanique, maitrisé ; est naturel ce qui nous maintient dans notre moi mondain au lieu de nous ouvrir au renouvellement qu’est l’acte d’être.

« L’expérience de l’éveil, Satori, est la libération de la nature essentielle de l’homme hors des chaines d’un moi dépendant du monde. Dans les conditions du monde tel qu’il est, on peut retrouver notre état de santé fondamental : la paix intérieure. C’est le réveil hors de la folie de la conscience matérialiste, dualiste, qui détermine notre vision du monde ; vision qui n’admet comme réel que ce qui s’adapte à l’ordre des concepts » K.G.Dürckheim

Si l’on se reporte à l’étymologie du mot nature - ce qui est en train de naître- il serait beaucoup plus juste d’oublier ce dicton populaire et de le remplacer par cette autre formule : « Ouvrez-vous au naturel, et la mécanicité disparaitra, la banalité disparaitra ».


Ainsi la relation à notre vraie nature est abordée d’une toute autre manière, et l’on peut parler de « libération de la nature essentielle de l’homme », de notre être de nature.

Le naturel n’est plus un terme restrictif, enfermant, mais peut être vécu comme une ouverture à ce qui est en train de naître, d’advenir, de réellement se passer maintenant. Est naturel ce qui nous ouvre à une possibilité de changement, d’évolution.

Il est ainsi naturel de sentir ce qui est créé à chaque instant, ce qui est renouvelé à l’occasion d’une respiration, d’un geste, d’une sensation …

C’est l’essence du zen que de porter attention et de s’offrir à cette vie qui nous anime et nous transforme sans arrêt, en prenant au sérieux la conscience sensitive corporelle, la pleine attention au corps vivant, corps sensation, corps geste, que je suis.

Renaître intérieurement à chaque souffle du soutien de cette vie qui m’anime, renaître dans une forme, une tenue, un geste de tout soi-même, afin de sortir de son monde mécanique et figé, et de s’ouvrir au flux du monde tel qu’il est, instant après instant.

Jacques nous raconte souvent l’histoire du combat avec l’ours pour nous faire sentir l’importance de différencier la conscience d’un moi dépendant du monde mental, de la conscience sensorielle, vitale, échappant à l’ordre des concepts.

Un épéiste de renom combat contre un ours, attaché par une patte arrière à un pieu, et il ne peut gagner ! L’ours ne s’appuie que sur la réalité de l’instant, ne répond pas aux feintes de l’épéiste - une feinte n’est pas dangereuse -, ne gesticule pas dans tous les sens ; il voit, fait face, agit en fonction de ce qui se passe réellement. L’ours voit ce qui est, dans une conscience ouverte et libre : c’est la conscience sensorielle, propre à la voie du zen.

L’épéiste, par son savoir, son histoire met en place des stratégies, des feintes ; il prémédite, pense ses attaques. Il est confronté à son monde émotionnel : désir de résultat, crainte d’échouer… ? L’épéiste pense ce qu’il fait dans l’attente d’un résultat positif pour lui ; il reste dans une conscience mentale et ne peut répondre que partiellement à la situation.

« Si l’on perçoit l’impasse dans laquelle nous a menés notre conscience rationnelle, il serait vain d’espérer en sortir par les moyens mêmes qui l’ont créée » nous dit Dürckheim.


Ce réveil ne peut se produire que si l’on quitte la toute puissance de notre conscience ordinaire pour nous ré-ouvrir à la conscience pré-mentale, vitale et naturelle. Ainsi le zen reste avant tout une voie « universellement humaine », qui traverse les époques, les frontières, les dogmes, les religions … et les postures. Une voie qui ne cherche pas une accumulation de savoirs, de performances ou d’expériences, mais crée les conditions favorables à l’apparition de notre vraie nature, notre être profond, « en dérangeant un moi trop bien rangé ».

Le plus grand danger pour le zen serait d’en faire une voie « utile », afin que nous puissions encore augmenter nos capacités, nos savoirs dans le domaine du mental, et que nous oubliions notre vraie nature : la paix intérieure, ressource du corps vivant, qui est déjà là et nous attend … à condition que, dans la pratique de l’exercice, nous apprenions à nous rendre disponibles corporellement à ce qui nous échappera toujours mentalement.

Joël PAUL

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mercredi 5 mars 2025

Alléluia...


« Il n'y a pas de solution à ce chaos. Le seul moment où l'on peut vivre ici confortablement, au milieu de ces conflits absolument irréconciliables, c'est celui où on les embrasse tous et qu'on dit : ‘Écoute, je ne comprends absolument rien du tout—Alléluia !’ C'est le seul instant où nous vivons pleinement en tant qu'êtres humains. »

– Leonard Cohen

Photo de Pierre-Paul Poulin



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mardi 4 mars 2025

Nouvel an tibétain

 Chaque année Lama Shérab Namdreul écrit un poème pour célébrer le nouvel an tibétain. Voici celui du Serpent de Bois.

Au printemps de nos souffles
Ce n’est pas d’un ennemi dont il faut se protéger
Mais de nos propres peurs
Enfouies au tréfonds du cœur.
Là, veille le plus serein des nāgas
Car le Joyau qu’il garde
S’exauce au seul courage qui vaille,
Celui qui dépose toutes les armes.
Au plus sincère de notre âme
Le vigile nāga se love et se dénoue
Jusqu’à l’enchantement d’une mutation
D’une évidente simplicité.
Lama Shérab Namdreul, 28 février 2025
Ermitage Yogi Ling (Allier).

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Le Nouvel An tibétain dure 15 jours (du 28 février au 14 mars 2025), mais comme beaucoup d’autres fêtes dans le monde, le réveillon du Nouvel An et les 3 premiers jours sont les principales célébrations dans les familles tibétaines...

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lundi 3 mars 2025

Ne pas seulement dire, montrer.

 NE PAS SEULEMENT DIRE, MONTRER (CARNET, 2025)


Un proverbe anglo saxon dit : » tu peux amener un cheval à la rivière mais tu ne peux pas le forcer à boire"

De même, dans la fonction d’accompagnant spirituel : l’ami spirituel peut mettre une personne face à la vérité - laquelle vérité, du moins sur notre voie qui ne considère pas que voir la nature essentielle de l’esprit suffise à libérer de l’illusion, est  nécessairement relative, un « échantillon » étant entendu que le relatif réellement vu dévoile ce qui est par delà l’échantillon . 

Mais même le nez pour ainsi dire sur la vérité, la personne peut s’avérer incapable de voir.

 Elle ne le peut pas, ne le veut pas, ne le peut pas parce qu’elle ne le veut pas, n’en est pas encore rendue à le vouloir. 

L’erreur de l’accompagnant serait alors de tenter de la forcer à voir, « au nom de la vérité », « pour son bien ». Et ce serait encore un aspect de l’ego chez l’accompagnant ; un ego généreux, peut être, animé des meilleurs intentions, sans doute, ne ménageant pas sa peine, probablement, animé de ferveur, certes .. 

Mais bel et bien l’ego.  

Lucide éventuellement sur la non vision chez l’autre mais pas complètement sur son propre refus de ce qui est, à savoir  : l’autre n’est pas prêt à donner un tour de clef pour ouvrir la porte de sa prison. 

Voilà ce qui est et je suis impuissant. 

Dès que l’accompagnant cherche à passer en force, il y a bras de fer, tentative de faire plier le mental chez l’autre, lequel du coup se cabre encore davantage. 

A moins qu’il y ait aspiration plus forte que tout,  et donc honnêteté radicale. 

Cela arrive mais c’est si rare. 

Dès qu’il y a volonté contre volonté, c’est l’impasse. 

L’accompagné n’a pas à « croire » ce que l’accompagnant lui dit. 

Il a tout au plus à ne pas se fermer d’emblée à ce qui lui est dit et à chercher à voir. 

Et l’accompagnant n’a pas à se contenter de dire en espérant que sa parole fera loi, ce qui serait encore un aspect de l’ego.

 Il a à chercher à montrer. Si l’accompagné vient à voir ce qui lui est montré, c’est la résolution. 

Tant que cela ne s’avère dans les faits pas possible, l’accompagnant a à admettre son impuissance. 

Il a amené le cheval assoiffé au bord de l’eau mais ne le forcera pas à boire. 

Reste à le regarder souffrir.

Gilles Farcet 

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dimanche 2 mars 2025

François Cheng : méditation sur la vie révélée

 Dans son nouvel opus publié chez Albin Michel le 3 mars 2025, Une nuit au cap de la Chèvre, l’écrivain et académicien d’origine chinoise François Cheng offre une méditation poétique sur notre présence au monde, sur l’univers et sur la mort, dont voici en exclusivité des extraits.

L’Univers est. Une Puissance-créatrice l’a fait advenir. Il se présente à nous sous forme du Cosmos, au sein duquel se déploie une entité spécifique : la Vie. Première constatation qui frappe l’esprit : l’aboutissement de cette Création n’est pas la réalité physique du Cosmos, mais la Vie. 

Certes, le Cosmos nous émerveille par sa splendeur sans égale et sa vastitude sans bornes, alors que la Vie se développe dans un espace plus que restreint, même si bien d’autres planètes que la nôtre pourraient être habitées. Cette écrasante disproportion de volume ne doit pas faire oublier, à l’inverse, une différence de substance tout aussi écrasante.

La voie de la Vie

Alors que le Cosmos ignore sa propre existence, la Vie, elle, vécue par nous, est douée de conscience. Nous, les humains, connaissons la réalité de l’univers physique jusqu’à un certain degré, et surtout, nous sommes capables de nous interroger sur notre destinée en son sein. Le mouvement du Cosmos est mécanique et répétitif ; la voie de la Vie, en revanche, est en devenir, comportant étapes et étages qui ouvrent sur de possibles dépassements qualificatifs. Elle est d’un autre ordre.

Je suis donc là et j’observe. La magnificence produite par les milliards de galaxies aux feux entrecroisés m’impressionne, me stupéfie. Que de fois pourtant, face à la sublime scène d’un soleil levant ou d’un couchant, nous pouvons nous dire : « Cela est sublime parce que nous, humains, l’avons vu. Sinon tout serait en pure perte, tout serait vain. » Je prends soudain conscience que nous sommes, à notre niveau, l’œil ouvert et le cœur battant de cet univers. Si nous sommes à même de penser l’univers, c’est que véritablement il pense en nous.

Alors me vient l’évidence d’une question. Oui, nous sommes en droit de nous demander : « De la part de la Puissance-créatrice qui a fait advenir le Cosmos et la Vie, quel serait le “dessein” ? Pourrait-elle se contenter des astres qui tournoient indéfiniment sans le savoir ? N’aurait-elle pas besoin de “répondants”, d’êtres doués d’une âme et d’un esprit, comme nous le sommes, capables d’entrer en échange avec elle, donnant ainsi sens à sa Création ? »

L’aventure de l’être

C’est pleins d’une déférence sacrée cependant que nous obtenons du Cosmos des connaissances de base. Nous apprenons que la dimension réelle de l’univers est l’infini et que les lois de son fonctionnement sont fondées sur la rectitude : elles sont constantes, dignes de confiance aussi bien dans l’infiniment grand que dans l’infiniment petit, grâce à quoi les conditions de l’avènement de la Vie ont été rendues possibles.

À partir de là, force nous est de constater qu’en réalité la seule aventure en cours, chargée de promesses, est celle de l’Être. De cette aventure, nous les humains, nous sommes partie prenante. À nous d’assumer cette quête au jour le jour, à travers des tâches recelant une sourde grandeur, à la fois nobles et dures.

Nobles, parce que nous résonnons par nos créations à l’appel de la transcendance, et que certains d’entre nous, tendant vers un amour sans réserve, nous élèvent vers l’idéal du don. Dures, parce que nous devons affronter toutes les souffrances que peuvent causer les calamités, les maladies, les accidents, et surtout le Mal qui, plantant en plein centre de l’aventure ses tragiques méfaits, est en mesure de la faire échouer complètement.


Sublimes dépassements

Car le Mal a été rendu possible par l’intelligence et la liberté dont nous jouissons ; quand elles sont à son service, elles creusent un abîme sans fond jusqu’à menacer de détruire l’ordre de la Vie même. Enfin, par-delà toutes ces souffrances demeure un fait incontournable : chacun de nous, après avoir reçu le don de la Vie, est appelé à faire face un jour à sa propre mort.

Disons sans tarder que la Mort n’est nullement une force extérieure qui viendrait anéantir le processus de la Vie. Elle résulte d’une loi imposée par la Vie elle-même afin que la Vie puisse se renouveler et se transformer. C’est la Mort qui fait que la Vie est vie, en nous poussant vers l’urgence de vivre, en vue d’une forme d’accomplissement ou de sublimes dépassements. Tapie au creux de notre conscience, elle est la part la plus intime, la plus personnelle de notre être.

Elle rend tout unique dans notre existence, unique chaque minute de notre temps, unique chaque acte de notre entreprise, unique notre existence. Elle se révèle ainsi le moteur le plus dynamique de ce que nous faisons. Elle confère, en fin de compte, une valeur inaliénable à chaque vie : ainsi Malraux a-t‑il pu dire qu’apparemment une vie ne vaut rien, et que pourtant rien ne vaut une vie.

Accès à la transformation

Par une compréhension erronée de la Mort, surtout en cette vie moderne marquée par le déracinement, nous sommes loin d’une attitude juste envers elle. En refusant de dévisager la Mort en sa vérité et en restreignant notre existence à « ce côté-ci », nous nous enfermons dans un permanent état de peur, de rejet étriqué qui ne fait qu’accentuer notre angoisse.

Dans toute grande ville, on constate la dégradation de l’ultime phase de la vie des personnes. On meurt souvent dans l’isolement et l’anonymat, au grand désarroi des proches. Fuyant leur sentiment de culpabilité, ceux-ci s’abritent derrière un écran de fausse sécurité en abrégeant le temps de « faire le deuil ». Une sentence générale s’affiche au fronton de notre société : toute vie se termine « en queue de poisson ».

La mort d’un être est-elle un plongeon instantané dans le néant ? Nous avons tendance à le penser tout en ayant raison de ne jamais nous y faire. S’être engagé corps et âme dans l’aventure de l’Être, et puis se voir effacé sans laisser de traces comme si de rien n’était ? J’affirme le contraire, comme l’a fait le poète Rainer Maria Rilke : la Mort est un Ouvert ; elle donne accès à la transformation.

La mort, quand elle survient, chaque fois nous ébranle par son abyssale signification : le défunt — ou la défunte — nous apparaît aussitôt dans l’âpre éclat de son unicité irréductible. Épurée d’un coup des contingences et de tout ce qui est superflu, sa présence rendue à l’essentiel nous rappelle la nature sacrée de l’Être, et par là, éveille en nous la conscience ineffable de notre propre existence.

Une communion d’âme à âme

S’instaure alors, entre le disparu et les vivants, une communion d’âme à âme, transparente, éclairante, tendue vers la transcendance. Le disparu, par sa présence même, nous invite à ne pas oublier que nous ne venons pas de nous-mêmes, que nous sommes, chacune et chacun, le résultat d’un immense don de la part de la Puissance-créatrice qui est garante de l’Ouvert.

Au sein de l’humanité, un jour, Quelqu’un a accompli le geste absolu, indépassable, le geste décisif qui a changé la nature et le sens de la Mort. En se laissant clouer sur la Croix, il a affronté le mal — non seulement le mal de ses bourreaux, mais le Mal en soi, le Mal radical. Et dans le même temps, il a affirmé l’Amour inconditionnel, puisque, sur la Croix, s’adressant au Père, il a dit : « Pardonne-leur ; ils ne savent pas ce qu’ils font. » Cette parole faisait écho à ce qu’il avait déjà proféré : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. »

D’un geste unique, il a tenu les deux bouts de la Vérité : il a vaincu le Mal radical par l’Amour absolu qu’il incarne. Sa mort ouvre la Voie de la Vie qui ne périra plus ; le lien entre l’ordre humain et l’ordre divin est rétabli. Plus précisément, il nous est permis de dire qu’une relation filiale est renouée. Nous sommes les héritiers à qui incombe le devoir d’assurer la marche de la Vie. Ici, je crois entendre la lointaine prédiction du Tao : « Celui qui cède à l’amour en se donnant au monde, à lui sera confié le monde. » 


Un oiseau qui soudain s’envole

À 15 ans s’éveilla en moi la révélation de la poésie. Surgis d’une source inconnue, des mots alignés, chantants, signifiants, illuminants, telles les coulées d’une lave, traversaient le souterrain de mon être.

Puis vint le jour divin. Dans une aube délavée par une brusque averse, sur la colline habillée de hauts pins dont les aiguilles scintillent de perles irradiantes, un oiseau qui soudain s’envole fait entendre les échos d’une chute toute proche. Une présence, aussi souveraine que maternelle, se penche sur l’adolescent tremblant d’émotion.

D’une voix résolue, elle lance un appel : « Chante, et tu seras sauvé, et tout sera sauvé. » Désormais, même au moment du plus imminent risque de perdition, retentirait en moi cette voix d’injonction qui m’empêcherait de succomber au néant.

Que l’univers créé vaille d’être célébré, c’est l’évidence. Que la Vie vaille d’être révélée, c’est l’évidence aussi. La Vie foisonnante, enivrante, provocante, exaltante, à la fois joyeuse et tragique, avec ses envols parmi les nues, ses êtres qui tentent de survivre au fond du gouffre, ses douleurs étouffées, ses émotions tues, sa part invisible et transfigurante qui se prolonge au-delà de la mort.

Le poète digne de ce nom reçoit mission non seulement de dire, mais d’accompagner toutes les âmes espérantes par son chant. Il ne doute pas que si les humains sont reconnaissants au Créateur de les avoir créés, le Créateur, lui, sait gré aux humains de prendre en charge les épreuves. »

(Pages extraites d’Une Nuit au cap de la Chèvre, de François Cheng, chez Albin Michel.) 

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source : La Vie

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samedi 1 mars 2025

Poésie de la nuit


Comme elle est étrange cette vie incarnée dont nous cherchons avec tant d’application à en cadrer une moitié, lui donnant une structure, une logique, une chronologie rythmée par le temps, un sens, des valeurs, un échelonnement d’importance, une direction, un début, une fin et dont l’autre moitié nous échappe totalement. Faite de nuits obscures, de lambeaux de raison, d’anachronisme, de distorsion du temps, de l’espace ou du souvenir, d’images ineffables, de quêtes insaisissables, de batailles marécageuses ou de fulgurances, cette face nocturne de notre vie, l’air de rien, nous entraine dans un monde parallèle, illogique et sensible, glacé ou sensuel, dont nous émergeons chaque matin recréé à neuf, pour aborder un nouveau jour de raison, laissant au fond du lit, ces parts de rêve ou de cauchemar, cette poésie de la nuit.
L’une de ces deux moitiés n’existerait pas sans l’autre et l’autre sans l’une...
Et l’autre sans lune...

Elisabeth Kuhn
art graphique: Rebekah Myers

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