De mon temps… Voilà que je me mets à parler comme les aînés ! C’est ma balance qui me donne cette nostalgie d’avant. Celle que j’utilise pour peser les ingrédients du gâteau que je prépare. Le chocolat fond déjà au bain-marie. Il me faut 180 g de sucre en poudre, que je battrai avec les jaunes d’œufs. Cent quatre-vingts grammes, précisément. J’allume la balance, je place le cul-de-poule, soustrais la tare et verse le sucre jusqu’à ce que les chiffres indiquent le poids voulu. Au gramme près. Merveille de la technologie qui simplifie la vie. Pourtant je regrette les balances d’avant. Celle de mon enfance plus particulièrement.
Une Roberval avec un socle en fonte
Dans la cuisine de mes grands-parents, sous les casseroles en cuivre accrochées au mur jauni, trônait une balance ancienne. Une Roberval avec un socle en fonte, deux plateaux en laiton, et une aiguille centrale qui cherchait la verticale. À ses côtés, une boîte en bois foncé, dans laquelle était encastrée une série de poids. Ils étaient tous différents, rangés du plus petit au plus grand. Chacun portait, gravée dans le laiton, l’indication de sa masse. Le plus lourd pesait 500 g, le plus léger 1 g.
Ma grand-mère gardait par ailleurs deux poids plus imposants, en fonte, marqués de 1 et 2 kg. Elle les utilisait quand on rentrait de la cueillette des fruits pour peser notre butin, avant de le transformer en confitures et clafoutis. Agglutinés autour d’elle, nous attendions de savoir quelle quantité de cerises, de cassis ou de groseilles nous avions ramassée. Si le poids nous décevait, on accusait toujours le même d’en avoir trop mangé. Mais nos doigts tachés et nos bouches barbouillées trahissaient chez tous le même forfait.
Trouver l’équilibre
Nous avons joué souvent avec la balance, loin du regard des grands. Nous voulions tout peser. La plus grosse pomme du verger, le quignon de pain durci, l’escargot recroquevillé dans sa coquille, la pierre plate trouvée dans la rivière, le livre dont on arrachait quelques pages pour voir quelle différence cela faisait. Et les chaussettes de ma cousine, lâchées sur le plateau en se pinçant le nez.
Ce que nous aimions surtout, c’était trouver l’équilibre. La stabilité parfaite des plateaux, quel que soit l’objet évalué. La première masse posée donnait une idée du poids. Parfois le plateau s’enfonçait jusqu’à la garde, quand la charge était surévaluée. On rajustait, choisissant une masse inférieure dans le boîtier. L’aiguille se redressait doucement. On tâtonnait, ajoutait les plots de laiton l’un après l’autre, on en retirait, on recommençait, jusqu’à ce que les plateaux s’alignent. À notre plus grande satisfaction. Moi, j’aimais utiliser les plus petits poids. Surtout celui de 1 g. Il ne pesait presque rien, mais c’était lui qui faisait toute la différence.
La somme des petites joies
Ce gramme m’a appris le poids des tout petits riens. Ceux qui, parfois, font pencher la vie. Qui rivalisent avec les lourds fardeaux déposés sur le plateau. Pas pris isolément. Mais ensemble. La somme des petits poids, la somme des petites joies, qui apporte l’équilibre. Conduit à l’harmonie. Et puis parfois, l’âme s’émancipe des lois de la physique. Elle ignore le concept de masse. Dans ces moments-là, l’infime est capable de compenser un poids immense.
Ce tout petit porte en lui bien plus que son poids. Il apporte l’espérance.
Anne-Dauphine Julliand
(source : La Vie)
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