Dans sa lettre d’octobre, Jacques nous invite à ne pas séparer dans notre quotidien « l’action, reliée aux intentions de l’être, et l’activité, orientée vers un but extérieur » ou encore « l’infaisable et le faire ». Pour ne pas se laisser emporter par l’activisme journalier, une indication est précieuse dans le zen : tout faire un peu plus lentement.
Indication donnée par K.G. Dürckheim à Jacques à la fin de l’une de leur première rencontre : « si vous voulez pénétrer le monde du zen, je vous invite, les jours à venir, à tout faire un peu plus lentement ». Il n’échappe à personne que la mode actuelle est à la performance, la vitesse et l’efficacité, quelle que soit l’activité.
Tout faire un peu plus lentement, avant de devenir un acte sacré, est un sacré apprentissage !
Je m’en suis rendu compte dans le domaine de la montagne que je connais bien ; j’ai pu sentir combien cette indication était finalement bien plus difficile à mettre en œuvre qu’une pratique habituelle, bien réglée et mécanique, basée sur la vitesse et la performance.
La montagne, lieu de contemplation par excellence, n’échappe pas à la règle. Trails, ultra-trails et courses diverses et variées fleurissent un peu partout dans les Alpes. Les yeux rivés sur le chronomètre ou la montre connectée, nous nous fions à ce que nous disent les instruments, et faisons peu de fi de ce que nous ressentons et de ce qui nous entoure.
Seuls comptent les chiffres que nous indique l’écran : gagner quelques minutes, quelques secondes, quelques mètres. Ces activités se situent principalement dans une optique crispée et volontariste, s’appuyant sur un instrument supplémentaire que l’on appelle « mon corps », au service des attentes et des objectifs du mental.
L’obsession du chronomètre, d’une distance à parcourir, d’une altitude à dépasser, c’est la toute-puissance du temps pensé et de l’espace pensé, ce qui se mesure, se contrôle, sur le temps vécu et l’espace vécu, insaisissable moment qui ne se goûte qu’au présent.
C’est la toute-puissance du mental et du corps outil sur la sensorialité du corps vivant.
Toujours ailleurs et plus tard, quand j’aurai accompli ceci ou cela … enfin la paix ? Rien n’est moins sûr.
Apprendre à ralentir, ce n’est pas s’engager dans une lenteur, mais juste ralentir un peu, très légèrement, changer ses habitudes, transformer sa mécanicité en acte plus conscient.
Cela ne se remarque pas de l’extérieur, ou à peine, mais intérieurement, il se passe quelque chose de très riche : l’initiation, l’invitation à la Présence.
Tout faire un peu plus lentement demande une grande attention, non plus aux instruments de mesure divers et variés, mais au corps, à ses rythmes et ses gestes vitaux.
Plus vigilant, plus à l’écoute de ma manière d’être, suis-je vraiment en train d’habiter ce que je suis en train de faire ? Etant présent à tout ce qui vient de l’extérieur, suis-je vraiment en train de répondre à ce que la situation propose, exige ?
Dans toute action, il est possible de redécouvrir et de nourrir une autre manière d’être, une autre relation au corps et au monde.
Par un retour attentif aux actions vitales, spontanées, naturelles du corps vivant, je peux commencer à sentir ce qui m’anime, me nourrit, me porte et me met en relation à ce qui m’entoure. Le corps n’est plus l’instrument du mental, mais devient le centre vital de l’action et donne sens, richesse et profondeur au geste pratiqué de manière plus juste ; plus juste parce que plus en accord avec les lois du vivant. Paradoxalement, cette démarche intime et intérieure me plonge au cœur de la relation au monde.
Quelles sont ces actions naturelles, spontanées qui n’ont rien à voir avec mon désir de performance ? Va-et-vient du souffle, rythme cardiaque ... Forme et tenue corporelles plus justes (les 4 attitudes dignes), actions sensorielles : ce que je sens, ressens, vois, entends …
Cette présence vitale est la source de ma vraie nature, en même temps que le lien qui m’ouvre à un regard neuf sur le monde, comme l’illustre ce dialogue rapporté par Jacques lors d’une promenade en forêt avec Dürckheim :
« - Jacques que voyez-vous là ?
- Je vois un arbre, un très bel arbre !
- C’est curieux, là où vous voyez un arbre, je vois un geste de la vie. »
Cela demande une grande vigilance de sentir que, quelle que soit l’action, je ne satisfais pas seulement une volonté d’utilité ou de mainmise sur le monde, que je ne maitrise pas qu’un savoir-faire, mais que l’activité engagée ouvre sur un savoir-être, une transparence à ma vraie nature. C’est ce que nous appelons dans le zen la pratique de la voie intérieure.
« L’exercice du savoir-faire est terminé lorsque le résultat extérieur est acquis, satisfaisant. L’exercice sur la voie commence seulement au moment où l’on sait faire ce que l’on a appris en pratiquant régulièrement ; l’exercice consiste alors en une répétition perpétuelle du même geste… » nous dit Dürckheim.
Cette indication peut nous sembler bien ennuyante, mais le mot -répétition- prend une tout autre signification si nous l’entendons dans le sens de renouvellement. L’épanouissement de l’être humain peut alors se trouver dans les activités les plus banales, et la libération du savoir-être se découvre au cœur même de la contrainte existentielle ; c’est la voie du zen.
Indubitablement et quotidiennement, nous sommes effectivement dans l’obligation de répéter des activités ayant un but extérieur certain, mais nous en oublions la plupart du temps le sens sacré : le contact avec la source de toute activité. C'est-à-dire la présence et la soumission aux actions corporelles vitales, impermanentes et infaisables, qui réactualisent notre manière d’être, nos gestes, à chaque instant, et nous maintiennent au contact de l’essentiel.
Seulement ainsi, soumis à un changement permanent, voulu par la vie, nous sommes une
Personne en devenir, interagissant avec l’Ensemble, un être « divinement humain ».
Si les lois du mental nous enferment dans un besoin de normes et de mesures, dans un savoir figé et limité à notre besoin de compréhension et de maîtrise de notre existence, les lois du corps vivant nous ouvrent à une connaissance illimitée ; illimitée parce que sans cesse renouvelée par l’acte d’être. Sortir de la banalité demande à prendre au sérieux l’instruction de tout faire un peu plus lentement, afin de faire l’expérience que « Le zen n’est pas un art de vivre, c’est devenir un artiste de la vie » D.T. Suzuki
Joël PAUL
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